Le roman en vers : genre moderne !

Quand le roman renonce à la forme prose, il est  possible de situer l'œuvre dans une tradition et  d'analyser le geste formel que constitue le choix  du vers, libre ou régulier. Comparaison de deux romans anglo-saxons récents, passionnants à plus d'un titre.

 

Dans un précédent article, Le prosaïsme en poésie, j'interrogeais les relations que genres et formes peuvent entretenir à travers le couple oppositif prose/poésie, et j'examinais ce qu'une poétique volontairement moderne peut tirer du prosaïque de la narration, utilisée comme modèle rhétorique et réservoir thématique.

L'inverse est-il possible ? Le roman, genre narratif par excellence, peut-il puiser à la poésie – forme et fond – de quoi se renouveler en brouillant les codes ?

À nouveau, il faut en passer par les différents plans du discours et de son analyse. Le poétique a depuis longtemps contaminé le récit par des options conceptuelles ou rhétoriques fondamentales (subjectivité, autofiction, imaginaire, atmosphères, abondance des figures, monologues intérieurs...) –- ainsi, Jean-Yves Tadié a utilement distingué et étudié le sous-genre méconnu du récit poétique, tel qu'il s'est développé de manière multiforme au cours du 20e siècle (Le Récit poétique, 1978).

Mais le roman, récit d'une action impliquant des personnages, peut-il emprunter au genre poétique la forme qui lui est propre, comme à l'inverse la poésie le fit quand fut inventé le poème en prose ?

Vers libre ou sonnet ?

Vikram Seth

 

Toby Barlow

Deux publications récentes (chez le même éditeur, Grasset), toutes deux issues de la littérature américaine contemporaine, montrent qu'il existe un roman en vers.

Le premier a pour auteur Toby Barlow, qui est créatif de pub à Detroit. Intitulé Crocs (Sharp Teeth), il a paru en 2007 et fut immédiatement traduit (2008). Il s'agit pourtant d'un premier roman : on mesure combien il a pu impressionner les éditeurs.

Le second, Golden Gate (publié en 1986), a pour auteur un écrivain plus confirmé, puisque Vikram Seth, Indien d'origine, est notamment l'auteur d'un roman universellement encensé par la critique et le public, Un garçon convenable (1993 ; Grasset, 1995).

À nouveau il s'agit d'un premier roman. Tout rapproche donc les deux livres ? deux premiers romans, en vers, anglo-saxons... Non, car Crocs est écrit en vers libres, alors que Golden Gate est construit sur l'enchaînement sans faille de 690 sonnets de tétramètres iambiques rimés (assez remarquablement traduits en alexandrins par Claro, dont on salue la performance) – en vers réguliers, donc.

Partant, il est intéressant de les comparer pour distinguer ce que les rapproche ou les sépare.

Retour aux sources

Tout d'abord, on notera que l'un et l'autre, à sa manière, par le seul recours au vers, remonte à l'origine même de la littérature et, sinon, du roman, du moins du récit : dans la plupart des civilisations, les premiers récits, épiques, étaient aussi d'abord et avant tout des poèmes (pour la nôtre : Homère, Virgile, les « chansons » et « romans » médiévaux), avant que le roman s'instaure par la prose.

Puisqu'il s'agit de premiers romans, on peut risquer, en s'amusant, de voir dans ces deux débuts de parcours – ébauché pour Barlow, plus étoffé pour Seth, qui a commencé par de la poésie pure en 1980 et a publié plusieurs romans en prose depuis – une application inattendue de la théorique biologique, par ailleurs dépassée, de la récapitulation, selon laquelle « l'ontogenèse récapitule la phylogenèse », le développement individuel d'un organisme (ici une carrière littéraire) reproduisant les étapes de l'évolution de son espèce (en l'occurrence le récit et le roman). C'est clair pour Seth ; on verra comment Barlow évoluera : passera-t-il à la prose ? conservera-t-il le vers libre comme marque de fabrique ?

On identifiera plus sérieusement la source du choix de l'un et l'autre. Vikram Seth revendique comme modèle inspirateur l'Eugène Onéguine, ce roman en vers (389 sonnets) fort libre de ton et d'allure que Pouchkine a publié entre 1825 et 1832. À la suite de cet archétype, les exemples ne sont pas rares au 19e siècle, essentiellement dans la tradition anglo-saxonne – citons Aurora Leigh d'Elizabeth Barrett Browning (1857) et L'Anneau et le Livre de son mari Robert Browning (1868-1869). Quant à Barlow, c'est moins un modèle qu'un geste qu'il reproduit : celui qui fonde le vers libre dans l'acte de segmentation du flux de la prose. Premier paradoxe, donc : celle des deux œuvres qui est la plus formelle (Golden Gate, en vers réguliers) s'inspire d'une tradition du roman, tandis que la plus libre (Crocs) procède d'un geste qui demeure plus authentiquement « poétique ». La première se situe par rapport à un roman, la seconde a la seule prose pour amont.

Que raconter en vers ?

Les deux romans diffèrent tout autant par leur contenu. Crocs est un roman fantastique ancré dans le monde contemporain : à Los Angeles, des bandes d'êtres à la fois chiens et humains, qui se transforment à volonté en l'une ou l'autre espèce, s'affrontent en une guerre sanglante dont le récit n'est exempt ni d'horreur, ni d'érotisme, ni de sentiments romanesques (la quatrième de couverture parle de « tragédie shakespearienne d'amour et de vengeance », de « détournement féroce et jubilatoire du polar pulp, de la BD et des films d'horreur »). Une réussite, et surtout de l'inédit. Golden Gate, qui n'en est pas moins original, se passe de nos jours à San Francisco : des hommes et des femmes de la classe moyenne, parents ou amis, liés par d'anciennes ou de nouvelles amours, cherchent les relations, le bonheur ou simplement la paix en de multiples parcours dont le récit mêle humour et drame, romance et mélancolie.

À nouveau, le plus épique des deux romans n'est donc pas celui qui emprunte son vers aux vieilles épopées. Golden Gate joue sur de multiples registres et confond les sous-genres du roman, mais il n'a rien d'une épopée, alors que Crocs s'en approche davantage, oscillant sans cesse entre la grandeur des combats et la simplicité du style. Les deux premiers vers du livre sont emblématiques ; avec, sans doute, une pointe d'humour, le texte revendique d'emblée son statut d'épopée moderne : Chantons l'homme assis / à la table du petit déjeuner (chantons l'homme : incipit emphatique et classique des épopées - L'Odyssée, L'Énéide - ; le petit déjeuner : ancrage dans le quotidien, le trivial). Mais après tout, Vikram Seth fait de même dans Golden Gate (incipit) : Afin que ce début soit vif et non pesant / Salut, ô Muse. Il était une fois, lecteur / Un homme vivant dans les années mil neuf cent / Quatre vingt [...].

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