Delcuvellerie. Convoquer l'intime pour éclairer le collectif
Uomo3-groupovUn homme au soir de sa vie, se raconte. Jack Delui, né au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, est confronté à la fin de sa propre existence. Mais aussi à la fin de l'homme, de son espèce. Mise en scène de Jacques Delcuvellerie, Un Uomo di Meno – « Un homme de moins » – est un spectacle du Groupov, abordant de front la vie à l'échelle humaine et le grand sujet, dans une volonté de mise en parallèle de l'histoire individuelle et de l'Histoire macroscopique. Cette biographie – qui est aussi partiellement celle de Jacques Delcuvellerie – prend ses sources au lendemain des massacres d'Auschwitz, d'Hiroshima et de Nagasaki pour se poursuivre jusqu'à la veille d'une crise – sociétale, écologique, économique, artistique – sans précédent. Créé au Théâtre National en mars 2010, ce spectacle de 6h30, composé de cinq mouvements autonomes, sera représenté au Théâtre de la Place (Manège) à partir du 25 mai. À une semaine de la première, rencontre avec Jacques Delcuvellerie, metteur en scène et auteur du projet.

 

Dans le texte « Pratiques en souffrance de théorie1 » , vous mettez en évidence que l’écriture théâtrale ne peut se faire que dans un rapport étroit à la pratique. Comment s'est déroulé le processus d'écriture pour Un Uomo di Meno ?

Il y a, dans le théâtre contemporain, un très grand fossé entre la pratique théâtrale et l'écriture. Il existe cependant un endroit où ça n'est pas tout à fait le cas : le théâtre de boulevard, d'amusement ; toujours et éternellement avec living room, placard, culottes, adultère et compagnie. Parce que les auteurs qui écrivent ce théâtre sont soit eux-mêmes acteurs, soit vivent à proximité du théâtre. Je pense par exemple à Poiret pour La Cage aux folles ; des gens qui savent comment le public réagit, comment les acteurs fonctionnent, etc. Ils écrivent en connaissance des codes. C'est un théâtre dont on pense ce qu'on veut ; je ne peux pas dire que je pense qu'il s'y passe ce à quoi le théâtre était voué à ses origines, tant sous sa forme tragique ou comique, en Grèce, et depuis, à travers l'Europe et dans le monde. Mais lorsque l'on accepte de « rentrer dedans », pour autant qu'on ait ce type de mentalité et de culture, le théâtre de boulevard est vivant. Il a une joie. Ailleurs, une quantité de gens croient qu'écrire pour le théâtre c'est écrire des dialogues, peindre des situations, soit comme s'ils faisaient une sorte de roman dialogué, soit avec la frustration vague que ce ne soit pas du cinéma. À la différence de leurs grands ancêtres (les Grecs justement qui connaissaient tous le théâtre de l'intérieur, Shakespeare, Marivaux, Goldoni, Brecht, Heiner Müller), chez qui le texte, le poème dramatique, était conçu en fonction d'un langage qui est celui de la scène. Si vous vous rendez dans une librairie un peu achalandée, et que vous cherchez le rayon théâtre, vous allez indistinctement tomber sur la littérature dramatique – Racine, Molière, Goldoni, Tchekhov – et sur un nombre excessivement restreint d'ouvrages qui parlent du théâtre, comme acte vivant, qui se déroule dans un temps partagé, dans un espace temps commun, avec un drama partagé, et qui a son langage propre. C'est pour écrire pour cet acte vivant qu'on a éventuellement besoin d'auteurs.

Uomo6-groupovDepuis quelques décennies, le langage théâtral s'est aventuré sur toutes sortes de terrains : proximité avec la performance, le cinéma, la danse, le happening, joué des lieux qui ne sont pas des lieux de spectacle, et convoqué l'intervention polymédiatique, jusqu'à l'absurde parfois. Je vous assure pourtant ceci : faites partie d'un comité de lecture qui reçoit des manuscrits pour un théâtre, vous constaterez que les neuf dixièmes des auteurs vont rarement au théâtre, que, lorsque ils y vont, ils ne voient pas les expériences du langage théâtral et qu'ils continuent à concevoir les choses de la manière suivante :  un texte dont c'est à nous de faire en sorte qu'il accède à la vie, alors que ce texte, et son auteur, ignorent justement la vie du langage dans lequel ils doivent s'inscrire, ou qu'ils devraient inspirer. Pour en revenir au travail du Groupov, on est dans un processus inverse, de gestation. Un groupe d'entre nous, presque tout le temps pluridisciplinaire – des acteurs, qui risquent leur chair, des scénographes, des gens de l'image, comme Marie-France Collard, musiciens, etc. - se réunit autour d'une initiative, d'un thème, en vue de créer un acte scénique vivant, dans lequel intervient éventuellement du texte. Ca a été de plus en plus le cas au fur et à mesure des années ; le texte a pris chez nous une plus grande importance qu'à l'origine du Groupov, jusqu'au moment où, dans Rwanda 94, on pourrait dire que prédomine dans une forme parfois proche de l’oratorio. Dans Un Uomo di Meno, il y a une combinaison de différentes formes et le texte y est très nécessaire. Il y a une dialectique entre la production de texte, qui produit lui-même du jeu, et des ateliers, ce qu'on nous appelons entre nous des décalages - des périodes d'études, de confrontation intellectuelle et politique sur de la documentation et en même temps d’expérimentation scénique. De tout ce brassage et de la manière de l'organiser a fini par surgir cette chose que, pour une fois, à part les passages qui citent des auteurs, j'ai écrit à peu près 80%. Alors que si on prend d'autres créations précédentes, comme Rwanda 94, il y avait cinq auteurs. Mais c'était peut-être finalement normal qu’ici ce soit moi essentiellement, puisque, d'une certaine manière, le fil conducteur de ce spectacle, la biographie de cet homme, entretient quelques analogies avec la mienne.

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Le spectacle semble être l'appel d'une génération, la vôtre, née au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, à une autre, celle qui connaîtra prochainement ces bouleversements futurs – sociaux, économiques, écologiques – que le spectacle aborde. Peut-on lier cette dimension intergénérationnelle présente dans le propos à votre désir de vous entourer de créateurs de la nouvelle génération ?

Un Uomo di Meno devait initialement être le premier volet d'une tétralogie. J'avais engagé pendant deux ans un dialogue très productif avec des créateurs plus jeunes que moi. Tout n'a pas abouti là-dedans et ce serait un long débat de mieux cerner pourquoi. En ce qui concerne Un Uomo di Meno, il y a effectivement une dimension – reprenons votre vocabulaire – générationnelle. On parle toujours de conflit de générations. Mais ça m'a l'air plus compliqué que ça. Dans le sens où moi, j'appartiens à une génération, effectivement née juste après la deuxième guerre mondiale, et qui a connu, dans les années 50 et les années 60, des ruptures et des conflits. Ca veut dire très clairement que, par exemple, la musique qu'écoutaient mes parents – Line Renaud jeune, André Clavaux, Jean Sablon, etc. – a été remise en cause par rapport à l'arrivée du rock’n roll ; c'était une vraie bagarre. Tandis que la musique qu'écoute ma plus jeune fille est assez proche du langage de celle que j'écoutais moi-même. C'est-à-dire qu'on est moins dans une situation de conflit que d'incompréhension.

Pour faire court, le cadre historique général d'Un Uomo di Meno est un homme né après le plus grand massacre que les hommes aient perpétré les uns contre les autres, la Deuxième Guerre Mondiale, jusque Hiroshima et Nagasaki. Pendant toute son enfance, cette guerre est terriblement présente. On est dimanche, on mange du poulet, ce qui est à l'époque un peu exceptionnel, mais on parle de ce qu'on mangeait pendant la guerre. Les grands parents, quant à eux, parlaient de la grande guerre. Autrement dit, c'est une enfance sans guerre (sur le territoire !), mais où les guerres – la guerre – est extraordinairement présente, comme une réalité qui peut faire irruption dans votre vie de famille bien tranquille. De surcroît, il y a des guerres qui affectent la société même si elles ne sont pas sur le territoire. Je suis français et j'ai vu, dans mon enfance, beaucoup de gens autour de moi qui partaient pour l'Algérie. Sans parler de l'Indochine. Il y avait une très grande crainte de la guerre, ce qui explique sans doute la grande conscience fédératrice qu'il y a eu dans les années 60 contre la guerre du Vietnam. Cela correspondait à une expérience qui n'était pas si loin, et d'une jeunesse qui ne voulait pas qu'elle, ou d'autres plus tard, revivent ça. Tandis que pour les gens qui ont vingt ou vingt-cinq ans aujourd'hui, cela fait plus de 60 ans que le petit bout de l'Europe de l'Ouest n'a plus connu de guerre. C'est devenu comme irréel. L'arsenal nucléaire, qui a dans un premier temps tellement fait peur, et qui est toujours présent aujourd'hui, suscite des réactions du genre : « ça n'existe pas », « ils ne l'utiliseront jamais ». Jamais... ? Si on prend les périls que l'humanité actuelle génère – les périls écologique, climatologique, le déséquilibre économique, et la poursuite dans les sciences de recherches terrifiantes dans l'armement et la modification de la vie d'un être humain –, il n'y a quasiment pas de mobilisation, il n'y a pas de conscience que le monde est excessivement fragile.

Uomo2-groupovLa vie poserait alors d'autres questions que d'être simplement une suite de plaisirs ou de désagréments. Comme la plupart des religieux, sauf ceux qui appartiennent à des religions mobilisatrices – les musulmans, les juifs orthodoxes –, les chrétiens d'occident ont une pratique ou une foi tiède qui n'entrave pas le courant général de cette société consumériste, que Pasolini trouvait en réalité « néo-fasciste ». Je ne soutiens pas ici la religion, mais elle a au moins le mérite de poser des questions de fond : ma vie a-t-elle un sens ? Comment faire face à la mort ? Est-ce que mon travail veut dire quelque chose ? Est-ce qu'être ensemble est autre chose que le crédit pour la maison ? Toutes ces questions existent, mais elles ne semblent pas actives. Si vous prenez la philosophie, il n'y a quasiment aucun philosophe qui pose des questions de fond, des questions eschatologiques, ou sur l'être. On est dans de multiples déclinaisons de l'éthique : comment il faut se comporter, le bien, le mieux. Des questions qui en viennent en général toutes à bétonner le système dans lequel nous vivons, en opprimant le reste du monde. Pour en revenir à la question du fait de génération, d'un certain nombre de personnes de ma génération, et celles de la génération immédiatement avant et qui a eu pour moi une grande importance – Sartre, Brecht, Bataille notamment –, toutes les grandes questions posées par eux n'ont pas d'écho aujourd'hui. Le spectacle met, comme il le peut, un peu en jeu tout ça.

 



1 Un ensemble de textes théoriques de Jacques Delcuvellerie et d'autres membres du Groupov sont disponibles sur le site du Groupov : www.groupov.be

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