Demain ne meurt jamais, ou les «écofictions» décryptées

Les mises en garde catastrophistes sur l’avenir écologique de la planète font partie de notre quotidien culturel et audio-visuel depuis une bonne décennie. Des imaginaires multiples en résultent. Ils constituent les résidus médiatiques de ces discours et représentations convergeant dans l’urgence d’une situation planétaire trop complaisamment présentée comme courant à sa perte. Christian Chelebourg1 les baptise « écofictions » et les soumet avec virtuosité à une salutaire lecture qui révèle tout à la fois leurs fondements narratifs et leurs implications sociales.

ecofictionsUne angoisse sociale actuelle se cristallise en idéologie autour de l’écologie. Il fallait donc chercher à comprendre la place qu’occupent ces préoccupations dans le grand récit social. Mais que sont, précisément, les « écofictions » ? Il s’agit des « produits de ce nouveau régime de médiatisation des thèses environnementalistes » (p. 10). Pour les désigner, le pluriel générique est le plus souvent de rigueur, tant cette formation idéologique est complexe, protéiforme et propice aux amalgames qui augmentent son extension. À l’issue d’un parcours magistral dans un nombre impressionnant de produits culturels allant de la publicité télévisuelle au roman en passant par le cinéma, la définition se précise : « L’écofiction n’est pas un genre littéraire ou cinématographique, c’est une manière d’entrer en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin. » (p. 229)

Les écofictions ainsi entendues composent un « imaginaire créateur » (p. 8) que Christian Chelebourg étudie dans le prolongement de l’anthropologie de l’imaginaire de Gilbert Durand. Parce que les multiples expressions écofictionnelles sont susceptibles d’affleurer dans les productions culturelles les plus diverses, le cheminement de son étude est nécessairement ample et sinueux : films d’animation, publicité, bandes dessinées, discours politiques, documentaires, etc. En somme, tout ce qui, potentiellement, peut faire récit se trouve directement concerné. D’Avatar de James Cameron au personnage publicitaire du Detritos, il s’agit de mettre au jour une constellation significative de figures et de thématiques dont la cohérence produit tout l’effet idéologique de cet imaginaire. Il en va d’ailleurs d’une nécessité sociale et d’un engagement réfléchi, puisque ces fictions demandent à être démasquées pour mieux contrer leur « contrôle social des populations » (p. 9) insidieusement exercé à travers les moyens puissamment dissuasifs d’une « heuristique de la peur » (p. 10).

Ainsi menée, cette lecture avisée s’emploie à déceler les fréquentes intersections entre discours scientifique et représentation mythique. Elle dénonce aussi la logique tantôt dichotomique, tantôt hyperbolique à l’œuvre dans ces représentations, comme le rappelle bien le thème cinématographique surexploité de la super-tempête, produit tentaculaire de l’amalgame entre les imaginaires atomique et climatologique (p. 62). C’est l’occasion de procéder à une révision des croyances écofictionnelles, pour préciser notamment que le fameux calendrier maya dans lequel on a voulu lire le décompte de l’âge restant de l’humanité n’indique pas la fin des temps, mais la fin d’un cycle (p. 109). C’est aussi l’occasion de revoir la genèse de ces croyances, quitte à examiner les fondements New Age de tel point de vue, à entrevoir ici ou là une résurgence lointaine des dissidences de Giordano Bruno ou encore à convoquer les figures charismatiques de la mythologie gréco-romaine.

L’hypothèse guidant cette réflexion conçoit que les récits composant la rumeur sociale s’organisent en scénarios, ce qui constitue leur textualité spécifique et autorise à les étudier à l’aide des ressources rhétoriques et poétiques propres aux études littéraires. Celles-ci offrent en effet de précieux moyens pour penser les modes de dramatisation, de propagation et de production du sens des récits sociaux. L’essai explore ainsi quelques idéologèmes2, c’est-à-dire les éléments saillants de cette formation idéologique constituée autour de la peur écologique. Les titres choisis par l’auteur sont à cet égard particulièrement évocateurs : « la pollution ou la souillure », « l’épidémie ou le fléau », « la catastrophe ou la prophétie », etc. Dans chaque cas, la formule « … ou … » donne à voir la démarche de décryptage en juxtaposant le clair et le crypté dans un contraste propice au dévoilement. Ainsi sont abordés, tour à tour ou conjointement, l’anathème de la pollution comme péché envers son prochain, les dérives de la pensée mystique privée de son substrat religieux, les valeurs exaltées de l’héroïsme sacrificiel, les modes de prolifération de l’imaginaire viral, les détours retors de la pensée magique, les représentations prométhéennes du biologiste et bien d’autres encore.

En mettant au jour différents niveaux de vérité et de sens, Christian Chelebourg procède à une archéologie éclectique de l’imaginaire écofictionnel. Et la chose n’est pas aisée, car l’objet est pour le moins fuyant. On le sait, l’imaginaire, en vertu de l’extraordinaire plasticité qui le caractérise, circule d’un support à un autre et d’un lieu à l’autre. Or, précisément, « [c]’est dans les variations dont elles s’accompagnent que les récurrences culturelles rendent le mieux compte de l’imaginaire d’une époque. » (p. 150) Sans doute ces variations justifient-elle que le poéticien formule des constats parfois étonnants, comme cette interprétation d’un film de Night Shyamalan à la lumière de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave (p. 33). Si la démarche semble à l’occasion faire le grand écart ou le saut de l’ange, on admettra cependant volontiers que les variétés écofictionnelles sont si subtiles à saisir qu’elles requièrent précisément une forme de lecture paranoïde refusant de se satisfaire d’aucune évidence.


 

1 Chelebourg Christian, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, 253 p.

2 Sur cette notion, non évoquée dans l’essai de Christian Chelebourg, voir Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989.

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