Cybercontestation tunisienne
drapeau

Les récents soulèvements arabes ont conduit nombre de journalistes et experts à se focaliser sur le rôle décisif d'Internet dans les mobilisations. Autant les usages contestataires d'Internet dans le monde arabe étaient jusque là largement ignorés, par les médias traditionnels (occidentaux ou non) mais aussi par le monde académique, autant désormais on observe une surenchère sur le rôle révolutionnaire des médias sociaux, souvent agrémentés de titres accrocheurs : « Révolution 2.0. », « Révolution Facebook », « Cyber-révolution »... À partir d'une recherche de doctorat portant sur les usages citoyens et contestataires d'Internet par les Tunisiens, je souhaiterais ici apporter un éclairage plus nuancé sur le rôle d'Internet dans ce petit pays du Maghreb où le « printemps arabe » est né, en prenant en considération à la fois son importance et ses limites. Je commencerai par poser le contexte contraignant dans lequel les internautes tunisiens devaient évoluer sous le régime de Ben Ali. Ensuite, je retracerai l'évolution des usages citoyens et contestataires d'Internet depuis la fin des années 90 jusqu'à aujourd'hui. Enfin, à la lumière de cette courte mais déjà riche histoire, je proposerai quelques éléments d'analyse du rôle d'Internet dans la conjoncture critique de décembre 2010-janvier 2011 en Tunisie.

 

Le régime de Ben Ali face à Internet: entre attraction et répulsion

Si, en Tunisie, il existe d'importantes disparités régionales concernant l'accès à Internet, ce pays n'en demeure pas moins l'un des pays les plus connectés d'Afrique et même – bien que dans une moindre mesure – du monde arabe. Cela s'explique entre autres par une volonté réelle du régime de Ben Ali de promouvoir Internet et les NTIC en général, dans une optique essentiellement économique.

Cependant, tout en souhaitant une démocratisation de l'accès à internet, le régime de Ben Ali craignait la possibilité d'une démocratisation par cet outil et exerçait ainsi depuis longtemps un sévère contrôle sur son utilisation, par l'intermédiaire d'une « police d'Internet » fortement développée. Ce contrôle s'opérait tout d'abord par une censure très large de sites et de pages Web d'opposants, d'ONG de défense des droits de l'homme et des libertés publiques, de journaux d'information étrangers (dont celui du Soir), mais aussi de citoyens ordinaires, même parfois très modérés dans leur prise de parole. Les sites de partage de vidéos (YouTube, Dailymotion, etc.) et de photos les plus connus étaient également inaccessibles depuis la Tunisie, de même que plus d'une centaine de profils, pages et groupes Facebook et les sites proposant des outils de contournement de la censure. Tout espace pouvant abriter des informations et opinions alternatives était ainsi susceptible d'être inaccessible en Tunisie.

ammar

« Ammar », personnification humoristique du censeur ou encore la célèbre page d'« erreur 404 » (s'affichant hypocritement lorsqu'un site était censuré, en lieu et place de la page d'« erreur 403 », synonyme de blocage), constituaient un sujet de discussion et d'indignation permanent au sein du Web tunisien, conduisant notamment les internautes à mettre en œuvre diverses actions collectives (longtemps circonscrites dans les limites du « cyberespace »). Le spectre de la censure, au fil des années, n'a cessé de s'élargir, suscitant de plus en plus d'incompréhension de la part des internautes tunisiens, y compris d'internautes défendant habituellement le pouvoir en place. 

 Tunivisions.net 18 janvier 2011

De nombreux comptes e-mail, sites et blogs d'opposants et autres cyberactivistes étaient également victimes de piratage. Si, jusqu'au soulèvement de l'hiver 2010-2011, la plupart des Tunisiens arrêtés pour leurs usages subversifs d'Internet étaient des journalistes professionnels et des militants de l'opposition (partis politiques, mais aussi associations de défense des droits de l'homme et des libertés), des internautes citoyens « ordinaires », malgré les précautions qu'ils prenaient habituellement (anonymat et/ou dénonciations déguisées : allusives, euphémisées, métaphoriques, etc.), ont eux aussi rencontré des problèmes avec la police politique (intimidations, convocations au Ministère de l'Intérieur, emprisonnement, etc.). Enfin, lors des dernières années du règne de Ben Ali, les Tunisiens pro-régime, les « mauves » (couleur fétiche du Président Ben Ali, à laquelle les internautes tunisiens faisaient souvent allusion), ont été de plus en plus nombreux à investir la Toile, pour y diffuser une propagande parfois légèrement plus subtile que celle qui inondait les médias traditionnels nationaux verrouillés par le pouvoir.

 

Plus d'une décennie d'usages citoyens et contestataires d'Internet

C'est donc dans et malgré ce contexte contraignant qu'ont émergé et se sont développées en ligne de nouvelles formes d'engagement et de prise de parole sur la chose publique. Des Tunisiens, pour la plupart jeunes et issus des classes moyennes, se situant en dehors des cercles traditionnels de l'opposition et résidant souvent soit à l'étranger, soit à Tunis et dans les autres villes les mieux loties du littoral, sont apparus de plus en plus nombreux à manifester leur mécontentement, vis-à-vis de la situation politique (absence de libertés publiques), mais aussi vis-à-vis de problèmes économiques, environnementaux, religieux, etc. Ces jeunes, dont la prise de distance vis-à-vis des formes traditionnelles d'engagement a parfois été un peu vite disqualifiée comme le reflet d'un manque de conscience citoyenne, d'un désintérêt pur et simple pour la chose publique, ont selon moi contribué à l'émergence d'un espace public alternatif sur Internet, se constituant en « contre-public » au sens où l'entend Nancy Fraser, « élaborant de nouveaux styles de comportement politiques et de nouvelles normes de discours public » (Fraser, 2003, 111) où l'humour, la subjectivité et la familiarité des discussions constituent des éléments centraux, où l'image (dessins, photos retouchées, vidéos remixées, etc.) constitue également un vecteur important d'expression des opinions. Un « espace public » dès lors bien différent de celui conceptualisé par Jürgen Habermas à partir du modèle bourgeois (1962), espace de type délibératif où dominerait l'échange d'arguments rationnels et la recherche du consensus. Bien différent également de l'espace oppositionnel constitué par l'opposition politique traditionnelle en Tunisie, qui jusqu'au départ de Ben Ali n'a pas réellement profité de l'opportunité offerte par Internet pour recréer un lien avec une partie de la jeunesse tunisienne.

Plus précisément, depuis la fin des années 90, je distingue dans l'évolution de cet espace public alternatif trois « âges », trois grandes périodes en fonction des dispositifs de communication existants et investis pour s'informer et s'exprimer sur la chose publique, des acteurs et des formes de la critique: l'âge de la cyberdissidence, l'âge des blogs citoyens et, enfin, l'âge des réseaux sociaux.


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