L'épopée des Instructions
instructions

« Il choisissait La Métamorphose plutôt que Le Procès, il choisissait Bartleby plutôt que Moby Dick, Un cœur simple plutôt que Bouvard et Pécuchet et Un conte de Noël plutôt que Conte de deux villes ou Les papiers posthumes du Pickwick Club. [...] Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l'inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d'escrime d'entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur1. »

L'Américain Adam Levin n'est pas (encore) un « grand maître », mais son premier roman, Les Instructions, l'inscrit directement dans la lignée des intenses et monumentaux corps à corps littéraires décrits par un personnage du regretté Roberto Bolaño. Publié en 2010 chez McSweeney's, excellemment traduit par Barbara Schmidt et Maxime Berrée pour le compte des éditions Inculte, Les Instructions se présente en effet comme un véritable roman-fleuve de plus de 1000 pages, parcours hypnotique mais jamais déstructuré dans quatre journées cruciales de la vie de Gurion Maccabee. Fils d'un avocat et d'une psychiatre débordés mais compréhensifs, celui-ci est un jeune surdoué de dix ans, passionné d'exégèse canonique et inscrit au programme d'enseignement spécialisé « La Cage » de l'école Aptakisic. Dans cet environnement particulier où l'individualité est contenue sinon effacée, Gurion se révèle le leader charismatique d'un petit groupe de gamins lucides et hyperactifs, qui acceptent pour la plupart de s'inféoder aux visées de leur condisciple, persuadés autant que lui de son rôle de Messie. C'est que le garçon, las des différentes formes de violence symbolique que doivent supporter ses compatriotes israélites et ses condisciples de « La Cage », semble avoir une stratégie pour ruiner ce qu'il appelle « L'Arrangement » (c'est-à-dire le personnel – pions, psychologues et préfet –, qui se charge, par la répression et la tentative d'inculcation d'une norme, d'endiguer les débordements des jeunes élèves). La matrice de ce plan est contenue dans « Les Instructions », le texte sacré rédigé par Gurion et dont des extraits interrompent la narration : le petit manuel de construction d'une arme artisanale imaginée par le héros (le « fusil à cent »), présenté dès la première partie du roman, expose de la sorte les moyens de ce qui sera appelé plus tard la « guerre gurionique ». 

Il faut le dire nettement : Les Instructions (le roman, pas le projet de Gurion ; encore que...) est un grand texte. Le considérer comme un météore, toutefois, n'a pas vraiment de sens, et c'est en tant que cristallisation maîtrisée et idéale d'éléments disparates, sinon antagonistes (le comique le plus infantile y côtoie la violence la plus froide), que ce récit, fruit d'une dizaine d'années de travail, s'impose comme une réussite majeure. Au fond, pour peu qu'on accepte de se laisser guider par lui, on rentre facilement dans ce roman, dont les personnages se donnent quelquefois voir comme des croisements de l'Ignatius délirant, paranoïaque et révolutionnaire de La Conjuration des Imbéciles (à ceci près que les gamins d'Aptakisic se montreront bien plus efficaces que l'hypocondriaque obèse imaginé par John Kennedy Toole) et de la bande de copains du Petit Nicolas. Les préoccupations révolutionnaires des jeunes héros d'Adam Levin sont certes bien éloignées de celles des Maixent, Agnan, Clotaire, Alceste et Rufus mis en scène par Sempé et Goscinny, mais une certaine candeur enfantine unit malgré tout les deux productions, de même que l'effet comique produit par l'usage des noms propres : dans Les Instructions, en effet, les patronymes et surnoms improbables des élèves se confondent fréquemment dans un carnaval anthroponymique hanté par, entre autres, Benji Nakamook, Ronrico, Ben-Ouin Wolf, Mookus et Eliza June Watermark.

Le vertige linguistique, toutefois, dépasse de loin ce seul cadre onomastique : au gré des private jokes des héros et de leur reconstruction subjective du monde (« L'Arrangement » normatif est opposé au « côté du dommage » ; les aînés d'Aptakisic, spécialistes ès bousculades, sont baptisés « les pousseurs » ; un looser est un « dentiste »), c'est aussi une langue vive, puissante et colorée, qui se crée. Rappelant le meilleur des romans de Jonathan Safran Foer, celle-ci dynamise le roman sans manquer de livrer ses codes au lecteur qui accepte de jouer le jeu de la linéarité : au contraire, celui qui ouvre le livre à la page 624 (ou à la page 36 ou 434, peu importe) aura peut-être l'impression de découvrir un discours quasi-présentatif, sinon une sorte de délire psychotique incompréhensible. En réalité, ces pages-là (et les autres) sont bien représentatives, mais sont portées par la logique des jeunes héros qui les peuplent et par celle du langage que ces derniers construisent au fil d'une progression admirablement menée par l'auteur.  

Au final, publiée à la fin du mois d'août, la version française de l'ambitieuse épopée des Instructions se révèle bien plus qu'une simple traduction de rentrée : avec elle, ce n'est sans doute rien de moins que l'un des meilleurs romans contemporains de ces vingt dernières années que viennent de s'offrir les éditions Inculte.

Denis Saint-Amand
Novembre 2011
 
icone crayon
Denis Saint-Amand est aspirant F.N.R.S. à l'Université de Liège. Ses recherches portent sur la littérature française du 19e siècle et sur la sociologie de la littérature.


 

1 Roberto Bolaño, 2666, traduction de Robert Amutio, Paris, Christian Bourgeois, 2008, pp. 264-265