La véritable histoire de la pomme de terre frite, 3e partie

L'histoire de Monsieur Fritz et l'immense succès qu'il a remporté sur tous les champs de foire du pays illustre très bien l'histoire de la pomme de terre frite. Ce mets particulièrement attractif, à la fois croustillant, moelleux, savoureux et nourrissant, ne se prépare pas dans les foyers, pour les raisons que nous avons énoncées dans La véritable histoire de la pomme de terre frite, 1re et 2e parties. C'est donc bien chez les professionnels qu'il s'est développé, et c'est probablement dans les bassines des cuisiniers en plein vent qu'il est né.

Qui détient la paternité de la pomme de terre frite ? Nous ne le saurons probablement jamais. Il est difficile d'imaginer qu'une seule personne à un moment précis de l'histoire ait eu l'idée de plonger des pommes de terre dans une bassine de graisse bouillante. Ce que nous pouvons retrouver, par contre, ce sont les circonstances dans lesquelles la frite a vu le jour. Mais commençons par retrouver les premiers textes où apparaissent les fameuses pommes de terre frites et observons leur évolution au cours du 19e siècle.

Le premier témoignage de pommes de terre frites

Nous sommes à la fin de l'année 1760, au monastère de Perrecy, en Bourgogne, plongés dans une sombre histoire de tentative d'assassinat. L'abbé des Brosses, en plein conflit d'intérêt avec le frère Hillarion, est accusé d'avoir tenté d'empoisonner ce dernier, crime pour lequel il écopera des galères à perpétuité.1 Retraçons brièvement les faits.

Le 23 décembre, Hillarion fait la lecture au réfectoire, raison pour laquelle son repas l'attend au bord de la cheminée, dans la cuisine. Une fois sa lecture terminée, il se rend dans la cuisine où il aperçoit l'abbé des Brosses s'enfuir précipitamment, ce qui éveille ses soupçons. Sans attendre, il procède à l'examen des plats dans lesquels il découvre une poudre blanche. Il la fait manger à un chien qui meurt deux jours plus tard. En conséquence, il met les portions et le chien sous clé avant de porter plainte.2 Le 31 décembre, deux chirurgiens procèdent à un examen des pièces à conviction dont voici un extrait :

Après avoir fait lever les scellés en présence de tous les susnommés, nous avons trouvé, dans la cassette, une écuelle, dans laquelle il y avoit de la soupe, & deux plats d'étain, dans l'un desquels étoient des haricots fricassés, dans l'autre quelques pommes de terre frites.

Ainsi, en 1760 le terme « pomme de terre frite » semble suffisamment courant pour figurer dans un rapport de médecin sans nécessiter de précisions particulières. Le texte est d'ailleurs si peu précis qu'on ne peut deviner, à sa simple lecture, le mode de cuisson des pommes de terre. Elles sont frites, certes, mais frites comment ?

Charles de l'Ecluse
À l'époque des premières pommes de terre frites, les pommes de terre sont noires, brunes ou rouges, comme sur cette première représentation en aquarelle de Charles de l'Écluse (1588).

La cuisson et la forme des premières pommes de terre frites

Hélas, les livres de cuisine ne nous sont d'aucun secours pour répondre à cette question. La pomme de terre frite n'apparaît dans aucun recueil de recettes de cette période. La première édition de l'Encyclopédie ne nous vient pas plus en aide. Elle se contente d'affirmer que les paysans font leur nourriture la plus ordinaire de la racine de cette plante pendant une bonne partie de l'année. Ils la font cuire à l'eau, au four, sous la cendre, & ils en préparent plusieurs ragoûts grossiers ou champêtres.3 Une nouvelle édition genevoise de l'Encyclopédie fournit heureusement plus de précisions. En parlant de l'usage qu'on fait des pommes de terre en Allemagne, on apprend que le peuple les mange simplement bouillies à l'eau avec du sel, ou cuites au lait (...) ; grillées, frites au beurre, en beignets, & de tant d'autres manieres.4

Frites au beurre, voilà une explication satisfaisante. Dans l'austère couvent bourguignon où le jeûne est presque habituel et où on a l'habitude de dîner d'une salade de chicorée,5 on imagine très mal des pommes de terre plongées dans un bain de graisse. Il est plus vraisemblable qu'elles soient simplement rissolées, dans un petit peu de beurre ou une autre matière grasse, exactement comme les pommes de terre de bord de Meuse dont parle Joseph Gérard en 17816 et comme les pommes de terre frites des paysans allemands.

La chose est évidente. Ce qu'on désigne par « pomme de terre frite » au 18e siècle, est différent de ce que nous connaissons aujourd'hui. Rappelons-nous de la définition donnée dans notre premier article. La frite est plongée dans un bain d'huile bouillante et a la forme de bâtonnets. Ce n'est pas le cas de la frite du 18e siècle qui est rissolée et coupée en tranches. Les premières recettes de pommes de terre frites nous le confirment.

En 1794, dans l'enthousiasme révolutionnaire, Madame Mérigot publie un livre de recettes entièrement dédié à la pomme de terre. Voici la recette « en friture », considérée comme la première recette de pomme de terre frite conservée par écrit :

Faites une pâte avec de la farine de Pommes de terre, deux œufs délayés avec de l'eau, mettez une cuillerée d'huile, une cuillerée d'eau-de-vie, sel & poivre ; battez-bien votre pâte pour qu'il n'y ait pas de grumeaux ; pelez-les Pommes de terre crues & coupez-les par tranches, trempez-les dans cette pâte et faites les frire de belle couleur.7

Ici, la pomme de terre est cuite en beignet, tradition qui restera vivace tout au long du 19e siècle. Deux ans plus tard, il est encore question de pommes de terre frites chez les pauvres en Allemagne dans les Essais politiques, économiques et philosophiques du célèbre physicien Comte de Rumford, chargé de l'administration des établissements publics destinés à améliorer la situation des pauvres en Bavière. Dans la traduction française de 1799, la pomme de terre est coupée en tranches, frite dans du beurre ou du saindoux et assaisonnée de sel et de poivre.8 Encore une fois, cette recette destinée aux pauvres n'utilise que parcimonieusement de la graisse.

Si on récapitule les premiers témoignages de pommes de terre frites, on s'aperçoit qu'elles apparaissent systématiquement dans un milieu modeste – qu'il soit populaire ou monacal – qu'elles sont rissolées dans un petit peu de graisse et qu'elles sont débitées en forme de rondelles. Nous allons voir désormais leur évolution dans les livres de cuisine.


 

1 Causes célèbres, curieuses et intéressantes de toutes les cours souveraines du royaume, avec les jugemens qui les ont décidées, t. 6, Paris, 1775, p. 75, 76.
2 idem, p. 40-53.
3 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 13, Neufchâtel, 1765, p. 4.
4 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 34, Genève, 1778, p. 381, col. 2.
5 Causes célèbre, op. cit., p. 35.
6 Voir La véritable histoire de la pomme de terre frite, 1ère partie.
7 Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Âge à nos jours, Paris, 2001, p. 192.

Page : 1 2 3 suivante