Hamlet = Don Juan. L'unique pièce de Buñuel et son contexte culturel

Le 2 décembre prochain, le Théâtre Universitaire Royal de Liège offrira en représentation unique Hamlet, la seule pièce de théâtre écrite par le réalisateur Luis Buñuel (Calanda, Espagne, 1900 - México D.F., 1983). Il s'agit là d'un drôle de spécimen, qui nous révèle un Buñuel peut-être moins familier, mais non moins surprenant.

41v29Y56Y2L. SL500 AA300

Vers 1925, Luis Buñuel se considérait avant tout comme un écrivain. Il raffolait des romanciers russes et fréquentait les poètes ultraístas, qui s'étaient proposé d'importer en Espagne les avant-gardes européennes. Par ailleurs, il participa pendant des années aux réunions hebdomadaires organisées autour de Ramón Gómez de la Serna, le polygraphe à succès qui dotait les objets les plus banals d'une vie secrète et inquiétante. L'Aragonais admirait le théâtre expérimental de ce dernier, avec qui il envisagea même des collaborations, tout en cherchant à se faire connaitre par ses poèmes incongrus. Car il faut savoir que, avant de devenir le film le plus sidérant de son époque, Un chien andalou fut en effet l'un des titres envisagés par Buñuel pour le recueil de poèmes qu'il avait écrits aux environs de 1927. 

Sa pièce Hamlet date de la même période. Elle fut écrite en juillet 1927 et représentée peu après pour la première fois dans le Café Select de Montparnasse, Luis Buñuel lui-même tenant le rôle du protagoniste.

Bien que l'impression générale qui se dégage de la pièce soit celle d'une succession ininterrompue de péripéties extravagantes et de dialogues loufoques, le scénario peut être divisé avec plus ou moins de netteté en deux séductions : celle de Marguerite, et celle de Laetitia, le vrai amour d'Hamlet, amour qui s'avérera impossible pour des raisons que nous prendrons soin de ne pas révéler ici.

Même le spectateur contemporain n'aura pas de mal à reconnaître les attitudes excessives typiques des tragédies romantiques dont fourmille cette pièce, ainsi que les clichés syntaxiques propres au drame d'honneur baroque, détournés avec humour. « Mon Dieu ! Pauvre de moi ! Malheureux ! Alors, l'aqueduc dépravé... ? », s'écrie Agriphont dans Hamlet; sa question interrompue reçoit alors une réponse glaciale : « il est mort aussi ». Citons également l'originale déclaration d'amour de Laetitia : « Je suis à toi, mon bien aimé, à toi pour toujours. Seulement à toi et à lui ».

Luis Buñuel, Federico García Lorca et Salvador Dalí comptèrent parmi les locataires de la Residencia de Estudiantes, une institution qui fête cette année son centième anniversaire et qui constitua un foyer culturel de grande envergure dans les décennies qui précèdent la guerre civile espagnole. Les étudiants qui y séjournaient pendant les années 1920 avaient pris l'habitude de mettre en scène certains passages de Don Juan Tenorio, tout en prenant une distance ironique vis-à-vis de cette pièce de José Zorrilla, devenue classique,  en y ajoutant des détails anachroniques ou absurdes. De toute évidence, ils étaient partagés entre l'attraction et la répulsion face à ce stéréotype viril et grandiloquent, et à la légende moralisatrice de sa conversion. Buñuel se chargea souvent de la mise en scène et joua parfois le rôle du protagoniste. C'est dans le sillage de ces représentations de Don Juan qu'il faut comprendre certains éléments d'Hamlet, tels que le spectre du père qui fait le service à table (parodie du fantôme shakespearien, mais aussi du convive de pierre de Zorrilla) ou la scène du cimetière.

don juan resi
Représentation de Don Juan Tenorio à la Residencia de Estudiantes

Agustín Sánchez Vidal, professeur de l'Université de Saragosse, a mis en évidence la dette d'Hamlet envers ces représentations, ainsi que l'influence des Mamelles de Tirésias d'Apollinaire, notamment pour ce qui est de la logique déconcertante et du thème du travestisme ou, plus précisément, de la transmutation sexuelle.

On pourrait encore évoquer d'autres sources littéraires, moins connues, telles que les interprétations du mythe de Don Juan par Max Jacob, dont l'humour se rapproche beaucoup de celui de la pièce buñuélienne. En novembre 1919, le magazine illustré grand public La Esfera en publiait un extrait — avec le sous-titre « cubisme littéraire » — que l'on présenta comme exemple d'une nouvelle tendance littéraire, « arbitraire et drolatique ». Max Jacob, d'ailleurs, n'était pas inconnu des jeunes résidents de la Residencia de Estudiantes : il y avait prononcé une conférence en 1926.

bunuel

Tout comme les Mamelles de Tirésias, le Hamlet buñuélien entretient un rapport étroit et génétique avec la culture populaire urbaine et notamment le théâtre bouffe, introduit en Espagne par Francisco Arderíus en 1866, après un séjour à Paris. Bien que l'heure de gloire de ce genre se soit éteinte vers 1872, certains de ses éléments — dont l'humour verbal et saugrenu — ont pénétré de manière durable l'opérette espagnole (zarzuela). Les mémoires de Buñuel témoignent de l'impression provoquée dans son enfance par l'une de ces zarzuelas, ainsi que de son assistance à ces spectacles pendant ses années madrilènes.

De ce point de vue, Hamlet se rapprocherait des réécritures de classiques littéraires, de mythes ou d'épisodes historiques qu'Offenbach avait cultivés en France et qu'Arderíus avait acclimatés en Espagne. C'est dans cet arrière-plan que Hamlet prononce certains de ses propos : « Avoir ou posséder, telle est la putréfaction ».

La pièce de Buñuel est inconcevable sans les représentations de la Residencia de Estudiantes, qui à leur tour entretiennent un rapport ambigu avec le théâtre bouffe et l'opérette comique. Le Don Juan Tenorio joué à la Residencia ressemble dans plusieurs aspects à une pièce de 1906, Tenorio modernista, écrite par l'écrivain comique Pablo Parellada, et qui s'inscrit décidément dans la tradition bouffe. Comme celui joué par Buñuel, par exemple, le Don Juan de Parellada portait des chaussures de footballeur et écrivait ses lettres à l'aide d'une machine à écrire. Or cet instinct parodique doit être inscrit dans une longue tradition commerciale, reconstruite par l'hispaniste français Carlos Serrano, qui recensa 117 réécritures de Don Juan Tenorio — souvent burlesques — entre 1900 et 1929. Avec son Hamlet, Buñuel nous propose une relecture comique de Don Juan Tenorio, une transformation dérisoire de la sentimentalité bourgeoise du dix-neuvième siècle.

Plutôt qu'un prince danois, Hamlet s'avère donc être un Don Juan confus. Si la masculinité du légendaire libertin était alors mise en question par les études psychologiques de Gregorio Marañón (ses premiers travaux sur le donjuanisme datent de 1923-1924), José Ortega y Gasset, Georg Simmel et Carl Jung, comme Sánchez Vidal l'a signalé, le Hamlet buñuélien est lui aussi un séducteur équivoque, qui doit faire face à un épineux problème d'identité.

Álvaro Ceballos Viro
Novembre 2010

 

icone crayon

Álvaro Ceballos Viro enseigne la langue et la littérature espagnoles à l'Université de Liège.

 

Voir aussi le programme du colloque consacré à Buñuel, organisé à l'ULg ces 1er et 2 décembre