Figurations de la vie littéraire
crossLes travaux sur la représentation des écrivains (et plus largement des acteurs littéraires : éditeurs, critiques, journalistes, etc.) au sein des fictions (romans, nouvelles, théâtre, biographies imaginaires, etc.) se sont multipliés ces dernières années : le GREMLIN1 (Groupe de recherches sur les médiations littéraires et les institutions) en a fait son objet principal d’investigation, donnant lieu à plusieurs volumes collectifs2, à différents colloques et journées d’études et à la constitution d’une base de données sur les romans francophones de la vie littéraire. La littérature française et la littérature québécoise ont surtout attiré son attention.

Hypothèses de recherche

Deux hypothèses générales fondent cette recherche. La première avance que les « figurations littéraires » tentent de donner sens à la contradiction inhérente à la vie littéraire moderne, laquelle repose, d’un côté, sur l’adoption d’un régime de singularité3 et l’élaboration d’une mythologie littéraire qui valorise hautement le génie retiré du monde4, et, de l’autre côté, la mise en place d’un univers social spécifique mais hautement concurrentiel, le champ littéraire5 et la multiplication des réseaux et médiateurs6. L’écrivain est par conséquent sommé de concilier une écriture en solitaire avec une socialisation indispensable à l’existence en tant qu’auteur. De même, il doit tâcher de conjoindre l’autonomie et la spécificité de l’univers littéraire, qui fait des autres écrivains ses seuls vrais pairs, et la rivalité propre à la lutte pour la consécration. Les configurations romanesques constituent de ce fait une plate-forme privilégiée pour observer les écrivains en train de penser leur identité sociale et de confronter leur problématique appartenance à une quelconque communauté.

La deuxième hypothèse avance que les figurations littéraires sont plus que des mises en abyme exhibant une spécularité sémiotique complexe (dans l’optique d’un Dällenbach, par exemple7). D’une part, toute représentation d’un écrivain fictif nourrit « des rapports avec le statut effectif de la littérature et du langage dans la société réelle8 », ce qui appelle une perspective d’analyse socio-historique ; d’autre part, il existe un savoir spécifique sur la littérature produit par les acteurs de cet univers9 et la dimension réflexive inhérente aux figurations littéraires fait de ce savoir un enjeu central des romans. Ce savoir n’est certes pas scientifique, et sa mise en discours est pétrie d’aveuglement, de mauvaise foi ou de roublardise ; néanmoins, avec les moyens de la fiction, les romanciers du corpus des romans de la vie littéraire tentent à leur manière et sur un domaine spécifique, ce que Proust ou Stendhal ont pu accomplir pour d’autres milieux, à savoir, une sociologie romanesque10. Le corpus de figurations romanesques recèle donc une intelligence du social qu’il importe de dégager.

Configurations fictionnelles

C’est par l’étude des configurations fictionnelles que le GREMLIN compte mettre en avant cette intelligence du social. Si la posture est « la manière dont les écrivains produisent et contrôlent une image d’eux-mêmes11 », la configuration serait une manière de travailler non pas seulement sur « une position », mais sur une pluralité de positions, abordées dans leur interaction, leur dynamique évolutive, en employant pour ce faire les moyens de la fiction, dont ceux du personnel romanesque. Décrire les interactions de différents personnages au sein d’une fiction ayant pour toile de fond le fonctionnement du champ littéraire serait une manière pour les écrivains de produire et contrôler leur représentation du monde littéraire et la transmission de celle-ci. L’analyse de ces configurations offre aux chercheurs soucieux d’inscrire leur travail au sein d’une « science des œuvres » un moyen de penser et d’interpréter la position d’un auteur à travers son texte, en tenant compte bien entendu des multiples médiations entre le champ, l’auteur et le texte12. De la même manière que s’affirment différentes scénographies auctoriales au cours du 19e siècle13, le GREMLIN espère dégager différentes configurations fictionnelles offrant autant de clés de lecture ou d’analyses indigènes du champ littéraire d’une époque.

gremlinQuelques ouvrages dirigés par les membres du GREMLIN

Mises en série et base de données

Ce projet de recherche vise donc à rassembler, par des coupes ciblées, un corpus d’œuvres romanesques françaises dans un premier temps, québécoises dans un second temps et belges dans un temps à venir, mettant en scène la vie littéraire, et à analyser les configurations qu’on y met en place et en mouvement. Ceci dans une perspective sociocritique, attentive aux médiations qui unissent ces configurations aux textes, discours et pratiques contemporains.

Outre des outils théoriques adaptés (comme les concepts de figuration et de configuration), il fallait un outil informatique spécifique pour traiter une si vaste question et un site vaste corpus.

La base de données vise essentiellement à rassembler des données « textuelles », c’est-à-dire à tirer des textes des extraits éclairant les multiples aspects de la figuration littéraire : réflexivité énonciative, qualification des personnages, modes et scènes de sociabilité, rapport aux lieux, à la parole ou à la débauche, intertextualité mobilisée, textes et publications « au second degré », etc. Au fur et à mesure que seront rassemblés dans la base les résultats des lectures annotées, il sera possible de commencer à analyser avec plus d’acuité les constantes, inflexions, points aveugles ou obsessions du corpus. Quels sont par exemple les traits récurrents dans la description des éditeurs ? Avec quelle régularité traite-t-on les écrivaines fictives de « bas-bleus » ? Quels exemples de relation maître-disciple ? Y a-t-il un tropisme évident, ou dominant, pour l’association écrivain-grenier-solitude ? Comment se joue sur plus d’un siècle la difficile relation de l’écrivain et du journaliste ? Quelle importance et quelle connotation sont accordées à la reconnaissance d’une œuvre fictive par la critique ou par un jury de prix ? Par là, l’équipe espère tout à la fois élaborer des observations d’ordre général, historique, sur les figurations et configurations littéraires, et nourrir les lectures plus ciblées de certains des textes du corpus. Sur ce plan, on pourrait concevoir la base de données comme une version analytique et ciblée, de bases permettant les recherches « plein-texte » comme celle de l’ARTFL.



 

1 Groupe de REcherche sur les Médiations Littéraires et les Institutions, dont les membres originels sont Pascal Brissette, Björn-Olav Dozo, Anthony Glinoer, Michel Lacroix et Guillaume Pinson.
2
Citons notamment Gremlin (dir.), Fictions du champ littéraire, Montréal, coll. « Discours social », vol. XXXIV, 2010 et Björn-Olav Dozo, Michel Lacroix et Anthony Glinoer (dir.), Imaginaires de la vie littéraire. Fictions, figurations, configurations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2012. Voir aussi le site http://legremlin.org/publications
3
Heinich, Nathalie. Être écrivain. Création et identité, Paris : La Découverte, 2000.
4
Brissette, Pascal. La malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal : Presses de l'Université de Montréal, « Socius », 2005.
5
Bourdieu, Pierre. Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, « Points. Essais», 1998.
6
Rajotte, Pierre (éd.). Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Québec : Nota Bene, « Séminaires», 2001.
7
Dällenbach, Lucien. Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris : Seuil, « Poétique », 1977.
8
BELLEAU, André. Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota Bene, 1999.
9
Lahire, Bernard. La condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris : La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales», 2006.
10
Dubois, Jacques. Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris : Seuil, « Liber», 1997; Stendhal. Une sociologie romanesque, Paris : La Découverte, « Textes à l’appui/Laboratoire des sciences sociales », 2007.
11]
Meizoz (Jérôme), Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p. 9.
12 À ce sujet, voir notre article, avec le GREMLIN, « Sociocritique, médiations et interdisciplinarité », Texte, no 45-46, 2009, p. 177-194
13
À ce sujet, voir le livre de José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007. En ligne, voir Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, « Autour des “scénographies auctoriales” : entretien avec José-Luis Diaz, auteur de L’écrivain imaginaire(2007) », Argumentation et Analyse du Discours , n° 3 | 2009 , mis en ligne le 15 octobre 2009. URL :http://aad.revues.org/index678.html. Consulté le 20 mars 2011.

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