Dionne Brand

Dionne Brand est une auteure canadienne originaire de l'île de Trinidad. Largement acclamés par la critique, ses ouvrages poétiques ou en prose explorent les thèmes du racisme et du sentiment d'aliénation vécu par la communauté noire canadienne. Ces thèmes sont d'autant plus intéressants qu'ils déconstruisent le mythe du Canada accueillant et multiculturel promu par les autorités du pays depuis plus de vingt ans.

Une poète avant tout

« Ma vie devait être plus vaste pas désolée
pas exposée dans ce pays du nord saignée
comme un érable. Je ne voulais pas écrire des poèmes
sur le bois empilé, comme si le monde
était si simple, ce silence n'est ni simple ni satisfait,
mais acculé, tué. Je veux encore une révolution
brillante comme la flamme du poêle à bois dans la fenêtre
quand j'éteins et monte me coucher. »

(Dionne Brand, Une Terre où se poser, p. 15)

ossuaries

Dionne Brand est née en 1953 à Trinidad, dans les Caraïbes. À 17 ans, elle émigre au Canada, pays où elle réside encore aujourd'hui. Auteure de trois romans, d'un recueil de nouvelles et de plusieurs livres d'essais, Brand a également écrit plusieurs recueils de poèmes, dont Winter Epigrams; & Epigrams to Ernesto Cardenal in Defense of Claudia (1983), No Language is Neutral (1990), Chronicles of the Hostile Sun (1984), Land To Light On (1997 ; traduit en français par Nadia d'Amélio sous le titre Une Terre où se poser en 2008), qui a reçu le Prix littéraire du Gouverneur général et le Prix Trillium, Thirsty (2002), Inventory (2006) et Ossuaries (2010) qui a obtenu le Prix Griffin de Poésie en 2011.

Interrogée par Pauline Butling en 2005 sur ses débuts en écriture, elle explique :

« Quand j'avais 17 ou 18 ans, j'avais l'impression que je devais écrire comme une poète afro-américaine. Ce genre de style déclamatoire. J'ai commencé à écrire de cette façon puis, à un moment donné, j'ai réalisé que je ne pouvais pas continuer comme ça parce que ce n'était pas ma langue. J'avais besoin d'être beaucoup plus consciente des méandres de la langue avec laquelle je travaillais de manière à l'utiliser dans son entièreté. Donc ce style déclamatoire a façonné la poésie du début puis je m'en suis petit à petit écartée » (Dionne Brand, interviewée par P. Butling, 2005, ma traduction)1

Dionne Brand se définit avant tout comme une poète et dit de la poésie que c'est « le langage parfait » (« perfect speech »), mais également que c'est sa « première langue » (« my first tongue »), une langue indissociable des autres formes d'écriture ; ses ouvrages en prose sont d'ailleurs largement teintés de lyrisme. En parlant de son premier roman, In Another Place, Not Here (1994), elle explique par exemple que sa première intention était d'écrire un long poème mais que le texte s'est petit à petit transformé en roman en prose. Cette transition, selon elle, ne se fait pas consciemment : elle ne se voit pas « transiter de la poésie à la prose » (dans la mesure où elle considère que ce qu'elle produit est « toujours de la poésie »2), le seul genre littéraire capable de résister à la « marchandisation » (« commodification »). Elle ajoute qu'elle « préfèrerait écrire uniquement de la poésie » car « la prose est compromise tous les jours par les journaux, la publicité et la culture de la télévision. »3 Il est intéressant de noter que cette préférence pour l'écriture poétique se traduit par une attention marquée à la langue, visible dans chacun de ses ouvrages, y compris dans ses essais.

La poésie comme arme contre les injustices

Les thématiques abordées par Brand sont ostensiblement inspirées de son parcours de vie. En tant que femme noire homosexuelle et immigrée, elle incarne d'une certaine manière toutes les minorités et s'attache à dénoncer toutes les formes de discriminations basées sur la race, le sexe, l'orientation sexuelle ou l'origine. Comme elle l'explique, son projet consiste en une remémoration et une revalorisation de l'histoire noire en Amérique Centrale et du Nord. Son écriture se positionne en réaction aux textes, cartes géographiques et autres héritages du colonialisme qui ont établi un ordre hiérarchique plaçant la civilisation occidentale à une position centrale et reléguant les autres modes de culture à la périphérie. Dans cette optique, Brand s'intéresse de près à l'histoire et à la géographie, et à la façon dont ces disciplines ont minimisé voire effacé la présence et les actions des peuples noirs. En tant que lieu géographique et historique de l'esclavage, les Caraïbes sont ainsi très présentes dans ses textes. Elle-même descendante d'esclaves, Brand est très attentive à la façon dont sa généalogie (et plus largement, celle de nombreuses familles noires du continent Américain) a été brutalement perturbée par l'importation forcée de main d'œuvre africaine vers le Nouveau Monde. Brand utilise l'océan Atlantique comme une métaphore du Passage du milieu, de la souffrance des millions d'esclaves qui ont traversé l'océan dans d'atroces conditions, ainsi que des vagues de migrations plus récentes qui ont formé ce que l'on appelle aujourd'hui la « diaspora noire ». Néanmoins, dans les œuvres de Dionne Brand, cet espace maritime fluide et en mouvement constant symbolise aussi un lieu de possibilités et de perspectives infinies qui passe notamment par l'épanouissement de la féminité.

À travers la mer et l'idée de mobilité constante, la poésie de Brand discute également de l'exil, de la migration, des possibles destinations qui s'offrent aux exilés. Ses écrits interrogent le mythe du Canada accueillant et bienveillant qui se définit comme une mosaïque multiculturelle dans laquelle toutes les communautés sont sur un pied d'égalité. Brand conteste cette idéalisation du Canada en exposant les difficultés auxquelles font face les membres des minorités ethniques, particulièrement les noirs qui se trouvent tout en bas de ce que John Porter a nommé la « mosaïque verticale ». Cette représentation se réfère à la hiérarchisation de la population qui place les blancs, autrement dit les « vrais Canadiens », tout en haut de la pyramide sociale et qui ne laisse aux minorités raciales que très peu d'opportunités. Comme tous ses écrits, les poèmes de Brand sont donc fortement engagés, ils dénoncent les injustices, la violence, le racisme, scrutent les silences de l'histoire, comme le prouvent les lignes suivantes :

« Je sais que tu n'aimes pas les poèmes, surtout les miens
et surtout parce que tu ne les lis jamais quand
tu en as besoin, et je sais que je vis une vie intérieure qui pense qu'elle vit au dehors mais
c'est faux, elle ne s'éveille que quand quelque chose frappe
trop fort et quand quelque chose est parti comme si
regardant la rue je rate le bus et agite un poème vers son ombre. »

(Une Terre où se poser, p. 119)

Cette stance montre par ailleurs la conviction de l'écrivaine que la poésie est un médium essentiel pour réagir et lutter contre les inégalités tacitement entretenues par les sociétés occidentales. Le genre poétique est également essentiel pour Brand au niveau personnel. Ainsi, elle explique lors d'une interview qu'elle est « extrêmement malheureuse si [elle] n'écrit pas de poésie »4 (Dionne Brand interviewée par P. Butling, 2005, p. 87, ma traduction).


 
 
1 "When I was seventeen or eighteen I felt I had to write like an African American poet. That kind of declamatory style. I started writing that way and then, at some point, I recognized that I couldn't sustain it because it wasn't my language. I needed to be much more aware of the twists and turns of the language that I was working [sic] in order to use it fully. So that declamatory style shaped the poetry in the beginning but then I drifted away from it." (Dionne Brand, interviewée par P. Butling, 2005, p. 71
2 "I don't think of myself as making the transition from poetry to prose, because I think of myself as still and always producing poetry." (Dionne Brand, interviewée par C. Olbey, 2002, pp. 89-90)
3 "I would prefer to only write poetry, absolutely, because of how prose is compromised. Prose is compromised everyday in the newspaper, advertizing, and television culture." (Dionne Brand, interviewée par C. Olbey, 2002, p. 90)
4 "I'm extremely unhappy if I don't write poetry" (Dionne Brand interviewée par P. Butling, 2005, p. 87).

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