Philippe Sireuil. La transmission d'une inquiétude
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Quelques jours avant les représentations de son spectacle Savannah Bay, de Marguerite Duras, à Tournai et à Huy les 7 et 8 décembre, rencontre avec le metteur en scène Philippe Sireuil autour des notions de mise en scène, de pédagogie, de transmission et de son souci constant du doute et du renouvellement.

 

Lors de la répétition de Bérénice.
Photo © Lorenzo Chiandotto

 

 

Dans l'entretien « Histoires Belges », que vous accordez à Jean-Marie Piemme et  à Bernard Debroux et qui revient sur votre parcours artistique, vous mentionnez votre choix de vous détourner des créations collectives pour affirmer davantage votre point de vue d'artiste. Quelle est votre vision du rôle du metteur en scène ? Comment peut-il trouver sa place entre l'individuel et le collectif ?

Ce choix-là ne date pas d'hier... Jeune metteur en scène, à peine vingt-cinq années, j'étais « le plus jeune » des gens avec qui je travaillais. J'avais été –  toujours été –  « le plus jeune de », dans l'adolescence, dans mes amitiés, à l'INSAS, j'avais toujours fréquenté des gens plus âgés que moi, des aînés auprès de qui j'avais conscience d'apprendre, et dans mes premiers spectacles, face aux acteurs et conseillers de qui je m'étais entouré, cette situation perdurait, qui comprenait intérêt et fascination, mais aussi « sujétion » face à la parole des aînés. Il m'a fallu briser ce que j'ai considéré alors comme un carcan, une entrave à ma façon brouillonne et instinctive de vouloir faire du théâtre, qui soit en accord intime avec ce que j'étais, pensais et ressentais. Nous étions dans les années septante, les idéologies primaient, imprimaient chez certains leurs comportements artistiques, et moi qui étais dans les flux et reflux d'un certain nombre de questions, d'hypothèses, de travers, de rêves, j'ai décidé de ne plus inféoder mes décisions au collectif, d'œuvrer seul – du moins de façon totalement subjective. Il ne s'agissait pas de rapport au pouvoir, mais bien de sauvegarde personnelle.

La mise en scène est un travail extrêmement solitaire, paradoxalement. Vous êtes tout au long des répétitions face au groupe des acteurs et aux collaborateurs artistiques que vous avez invités, non seulement face à eux, mais avec eux, parmi eux, et pourtant vous occupez une position solitaire, c'est à vous qu'il advient de transmettre, de faire partager, de gagner la confiance, l'écoute, de catalyser, de pousser, d'obliquer ou de faire obliquer, et en dernier ressort, de décider. Vous êtes seul, oui, mais vous devez vous défendre de l'être, vous vous devez, même si la tentation est là parfois, de vous refuser le moindre comportement autistique. Mettre en scène, c'est arriver à faire partager un espace intellectuel et sensible commun, d'abord aux acteurs et collaborateurs dont vous vous entourez, ensuite aux spectateurs auxquels vous souhaitez vous adresser. Le metteur en scène n'est pas détenteur d'un savoir particulier, il est simplement à une place où des gens attendent quelque chose de lui. C'est flippant, parfois. Je suis à chaque fois comme le maçon au pied du mur, il faut faire en sorte que la maison à construire tienne debout, mais aussi que l'ensemble du chantier y contribue. Les bandes, les groupes m'inquiètent, je m'y sens très rapidement mal à l'aise, de par l'absence de recul qu'ils peuvent induire, comme une sensation d'étouffement. Et pourtant je n'ai pas le choix, de par le rôle et la fonction qui sont miens. Le concours des autres est capital, et dans le même temps, je me dépeins comme un misanthrope à la truelle (rires). Entre le collectif du groupe et le singulier du sujet, se niche une tension qui habite, je pense, tout metteur en scène.

Une position sous tension ? Pourrait-on parler de paradoxe ?

D'une position sous tension, plutôt, tension, oui, entre différents éléments, que vous devez vous efforcer de faire coïncider de telle sorte à ce qu'ils ne coincent pas, qu'ils coïncident au contraire et libèrent une énergie qui permette à la machine de bien tourner. La solitude de la fonction s'inscrit dès le départ, quand vous êtes face au texte ou au projet que vous voulez porter à la scène : des hypothèses, des questions, des songes, des idées naissent. Vous savez à l'avance que seul vous ne pourrez rien, qu'il vous faudra chercher dans le tamis des autres comment fabriquer votre fourbi. On peut ruser bien entendu, mais vient toujours le moment où se dévoiler est nécessaire, de sorte que les autres puissent vous suivre, vous accompagner sur les chemins que vous leur proposez. Vous menez, oui, mais vous êtes à la fois le bâton, l'âne et la carotte, si je puis dire. Vous ne savez pas exactement où vous allez, vous savez la route pleine d'embûches et d'impasses, mais vous vous devez de faire comme si tout allait pour le mieux ; c'est une situation très inconfortable, mensongère presque, et qui se reproduit à chaque spectacle, l'expérience ne faisant rien  – ou peu – à l'affaire.  L'instinct est donc ma boussole, la confiance des autres vis-à-vis de moi et de moi vis-à-vis des autres, mon soutien. Sans l'un, ni l'autre, le voyage au travers de l'œuvre que sont les répétitions, n'aboutira pas.

Cette tension entre l'individuel et le collectif est en effet particulièrement frappante au théâtre.

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On ne fait jamais un spectacle seul, c'est une évidence. Comme dans la plupart des sports collectifs, faire ce métier de scène, c'est d'abord constituer une équipe, puis travailler avec les personnes qu'on a réunies, et non contre elles. Il faut les séduire, au sens étymologique du mot, seducere, conduire à soi, et c'est au travers de votre capacité à procéder de la sorte que dépend en très grande partie le succès du rendez-vous pris avec les acteurs et vos collaborateurs ; mais du choix préalable de ceux-ci dépend aussi votre capacité à atteindre les objectifs que vous vous êtes assignés. Là réside la double posture de la mise en scène, d'autant plus paradoxale qu'a priori on devine les objectifs à atteindre plus que les moyens d'y parvenir. Pour en revenir à une métaphore sportive, on peut dire qu'entre l'acteur et le metteur en scène, l'enjeu, le jeu tiennent du tennis. Pour que l'intensité des échanges soit maximale, il est nécessaire que les adversaires soient de la même catégorie, qu'ils n'aient pas peur de se confronter à l'autre, qu'ils puissent se renvoyer la balle, mais en cherchant sans cesse à déborder l'autre. Coup droit, volée, passing-shot, slice, revers et smash, toutes les figures sont permises, pourvu que le match soit beau.

Philippe Sireuil et Anne-Catherine Gillet, dans les répétitions de Pelléas et Mélisande, ORW ©Jacky Croisier

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