Bill Viola, l'espace d'un instant


Fin septembre, Bill Viola nous a fait l'honneur de sa présence à l'Université de Liège. Décoré des insignes de Docteur honoris causa lors de la cérémonie de la rentrée académique 2010-2011 à laquelle il n'avait pu assister (voir à ce sujet notre dossier « L'image dans tous ses états »), le vidéaste a tenu à rattraper le rendez-vous manqué pour passer deux jours avec les professeurs, chercheurs et étudiants de l'Université. L'occasion pour nous de discuter avec un des artistes les plus importants de notre temps et de revenir sur quelques obsessions qui traversent son œuvre de part en part. Plus que de n'être qu'une retranscription de l'entretien dont on trouvera la vidéo ci-dessous, ce texte entend prolonger quelques moments de l'interview, pour en extraire les points forts et les remettre en perspective au contact des créations de l'artiste.


Portrait Viola 051©michel houet-ulg - sujet= Viola

Bill Viola au Château de Colonster de l'Université de Liège, lors de la remise des insignes de docteur honoris causa par le Recteur Bernard Rentier,
le 22 septembre 2011. À l'arrière plan, Kira Perov et Jérémy Hamers. Photos © ULg - Michel Houet
 

billViola-itv  Vidéo de l'interview de Bill Viola

   Université de Liège, 23 septembre 2011
  


 
 

« For me the space was everything »

L'œuvre de Bill Viola, si multiple soit-elle, semble poursuivre depuis toujours une seule et même visée ; celle de mesurer, avec les outils propres à l'art vidéo, l'espace qui nous entoure. Car il est important de le signaler, comme le faisait déjà Jean-Paul Fargier en 1986, « la question cruciale de tout son travail n'est pas le temps, comme on le dit souvent, faute de mieux, par paresse théorique, et comme il le dit lui-même, tout en démontrant par ailleurs le contraire, mais l'espace1. »

Si l'on comprend combien cette question a pu prendre une dimension particulière au moment où Bill Viola, comme tant d'autres artistes et vidéastes de sa génération, a déplacé le centre de gravité de sa pratique de la vidéo monobande vers l'installation, il apparaît que cette problématique constitue le cœur même de toute son œuvre.

 

« My work is all about understanding space, what is in the space is  secondary »

Ce sont paradoxalement ses premiers travaux sur le son, notamment ses collaborations avec le compositeur expérimental David Tudor dans les années septante, qui vont le mener à se questionner sur la nature de l'espace géométrique et sur la manière dont les objets à la fois créent et occupent cet espace. Le son en effet, rappelle Viola, est un objet physique qui se meut dans l'espace (« sound is a physical object in the space »), le traverse et permet aussi d'en révéler l‘étendue.

Ainsi, Bill Viola signe en 1976 une pièce remarquable de simplicité et d'intelligence, une bande vidéo dans laquelle il va tenter de donner une première représentation de cette conception matérialiste du son. L'enjeu de The space Between the Teeth (voir ici) réside dans la tentative visiblement contradictoire de vouloir mesurer l'espace avec du son et d'effectuer dans le même temps une plongée dans la chambre noire des émotions humaines. Assis dans un large fauteuil en cuir placé au fond d'un long corridor impersonnel, face à la caméra, l'artiste se met subitement à crier. À ce moment précis, la caméra effectue un rapide travelling arrière sur toute la longueur du couloir. Le mouvement s'interrompt quelques instants alors qu'un second cri se fait entendre, plus lointain. Après un bref moment de silence, un troisième cri déclenche la course rapide et discontinue de la caméra vers l'avant, qui vient terminer son mouvement au moment de saisir en gros plan l'espace microscopique entre les deux incisives pour finalement, alors que le son s'interrompt, et que l'image vire au noir profond, se retrouver instantanément propulsée à l'autre bout du couloir, un peu en avant du point d'origine du premier mouvement. Ainsi, à chaque mouvement (la métaphore du mouvement musical, tendu entre défilé de notes et suspension, permet encore de replier l'un sur l'autre espace et son), la caméra se rapproche un peu plus de la source du son et la parfaite synchronisation de l'espace et du temps, du travelling et du cri, se trouve ébranlée. Le son s'arrête de plus en plus tôt dès lors que la caméra poursuit virtuellement sa course vers les profondeurs de l'âme humaine. Cette double exploration à la fois physique et métaphysique va donner à l'œuvre de Bill Viola toute sa dynamique de sorte que The Space Between the Teeth  prendra rétrospectivement des accents programmatiques.

 




 
1 Fargier Jean-Paul, «L'espace retrouvé, conte d'effets», Cahiers du cinéma, hors série n°13, Où va la vidéo ?, 1986, pp. 74-75.
2 Il est intéressant de noter les transformations qui s'opèrent actuellement dans les pratiques muséographiques qui touchent notamment à la peinture moderne et renaissante. L'exemple de la récente rénovation du musée d'Orsay, dirigée par Guy Cogeval, dont on connaît l'intérêt pour les croisements multiples entre peinture et cinéma – il fut en 2001, avec Dominique Païni, le commissaire de la grande exposition que le centre Pompidou à consacrée à Alfred Hitchcock: Hitchcock et l'art, coïncidences fatales – est à ce titre tout à fait exemplaire. Ce nouveau projet muséographique s'appuie principalement sur la substitution des cimaises blanches par des murs aux couleurs sombres combinée à des éclairages directionnels qui permettent de concentrer le rayon lumineux sur l'œuvre sans qu'il se diffuse dans l'espace environnant. Ainsi, les peintures exposées de la sorte semblent diffuser leur propre lumière telles de véritables écrans de projection qui crèvent l'obscurité relative de la pièce. Il apparaît clairement que ces nouvelles pratiques trouvent dans les procédés muséographiques que les centres d'art contemporain réservent à la vidéo et aux images en mouvement, une source d'inspiration tout à fait manifeste.

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