Enfin ! Marin Mon cœur en Folio

Le poète et romancier liégeois Eugène Savitzkaya publie régulièrement livres et plaquettes depuis 1975. Preuve que sa littérature est rétive à tout compromis, jamais aucun des treize romans qu'il a signés n'était passé en poche avant aujourd'hui 1. Les éditions de Minuit, divine surprise, ont eu la bonne idée, en cet automne 2010, de rééditer, dans leur collection de poche intitulée « Double », Marin mon cœur, roman paru pour la première fois en 1992.

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Quel plaisir de redécouvrir, sous une nouvelle peau, ce petit roman unique, original, profond, émouvant sans être mièvre, fragmenté et poétique, intime et universel, écrit par Savitzkaya dans un moment de grâce singulière ! Marin mon cœur présente désormais une magnifique photo en noir et blanc sur sa couverture : on y voit la moitié du visage de l'écrivain, ses yeux indéchiffrables qui semblent se glisser vers nous comme un rayon blanc, quelques mèches de cheveux, une oreille dans l'ombre et l'autre dans la lumière. Le bas de son visage est caché par une tête chevelue, vue de derrière, qu'il tient dans ses grandes mains ouvertes et dont il embrasse peut-être le front : sans doute s'agit-il de la tête d'un enfant, peut-être est-ce Marin, son fils, le héros éponyme de ce « roman en mille chapitres dont les neuf dixièmes sont perdus ».

Ce n'est évidemment pas par hasard qu'il échoit à ce roman-là l'honneur du passage en collection de poche : il s'agit du livre le plus célèbre de Savitzkaya. Alors que ses romans précédents, malgré leur qualité, n'étaient lus en moyenne que par deux mille personnes, Marin mon cœur s'est rapidement vendu à dix mille exemplaires. Ce roman a, en outre, fait beaucoup parler de lui à l'époque de sa sortie. Il a reçu en Belgique le prix Point de mire et a été reproduit intégralement, un an après sa sortie, dans La Libre Belgique. Et, en France, le 2 avril 1992, Libération a consacré deux pages pleines à Savitzkaya. Ce succès n'était pas tout à fait étonnant non plus : Marin mon cœur est beaucoup plus accessible que d'autres romans de Savitzkaya, tels que, par exemple, La Disparition de maman ou Les morts sentent bon.

En outre, par son universalité, le thème du roman avait des chances de toucher un large lectorat. Marin mon cœur se présente sous la forme fragmentées de courts chapitres consacrés à un enfant, Marin (alias « le Nain »), que son père (surnommé « le Géant ») observe avec attention. Il ne s'agit pas du carnet de bord d'un père moderne, qui nous ferait part de ses angoisses ou de ses émerveillements. Le narrateur (qui n'est pas le père : celui-ci a droit à la même 3e personne que l'enfant) décrit l'enfant de manière neutre, phénoménologique, énonçant des lois de fonctionnement, avec une espèce d'étonnement extraterrestre ou animal, comme s'il ne savait rien, ou pas grand-chose, des êtres humains, des bébés, des adultes et des enfants. Et ce décalage – ce regard virginal – produit une étrange poésie.

L'enfance constituait déjà le sujet principal des romans antérieurs de Savitzkaya. Mais elle n'était pas observée ainsi avec distance : le lecteur était plongé en plein cœur d'un imaginaire enfantin brut, lié à la très petite enfance, quand le réel et l'imagination se mêlent inextricablement, quand l'identité des individus n'est pas encore fixée, les pôles sexués mal définis, quand la mort ne se présente pas comme un horizon qu'il convient de refouler mais comme un fantasme perpétuel dont on joue sans cesse. Il s'ensuivait une littérature baroque et riche, moderniste et touffue, auquel s'oppose le dépouillement lumineux de Marin mon cœur.

De ce fait, ce roman, qui marque un tournant dans l'œuvre, peut être lu, ainsi que le remarquait Henri Scepi dans Critique, comme « un art poétique par lequel l'écrivain ressaisit en un faisceau épuré les composantes essentielles de sa création et peut-être aussi les motivations secrètes qui la hantent » 2. En parlant de l'enfance, Marin mon cœur énonce en effet les lois qui président à ses précédents romans. Ainsi, Marin mélange les lieux et les concilie, comme les personnages de La Traversée de l'Afrique. Pour lui, « rien n'a de place fixe ni de forme définitive sur la terre », ce que met en acte la topographie particulière de La Disparition de maman et un « beau désordre vaut mieux qu'une inerte ordonnance », maxime qui vaut pour tous les poèmes que Savitzkaya a écrits à ses débuts.

Réjouissons-nous donc de voir les éditions de Minuit rééditer en poche Marin mon cœur : ce roman est idéal pour entrer dans l'œuvre d'Eugène Savitzkaya et ceux que l'écrivain a déjà conquis depuis longtemps le reliront avec délices.

Laurent Demoulin
Novembre 2010

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.


 

1 À dire vrai, un recueil réunissant Mongolie plaine sale, L'Empire et Rue obscure est paru chez Labor, dans la collection Espace nord, en 1993, avec une préface de Mathieu Lindon et une lecture de Carmelo Virone. Mais il s'agit, d'une part, de poésie, et d'autre part, d'une édition belge de type patrimoniale, deux critères qui, hélas, ne sont pas de nature à assurer à un livre une large diffusion, même en collection de poche.
2 Henri Scepi, « Eugène Savitzkaya et le souci de l'origine », dans Critique n°550-551, mars-avril 1993, Paris, Minuit, p. 162.