Turquie : Yachar Kemal

Yaşar (en français : Yachar) Kemal est un auteur turc authentique, sans artifice, en symbiose avec son temps. Ses romans sont profondément ancrés dans l'Anatolie contemporaine. Il a également publié des légendes et récits populaires anciens, puisés dans la tradition orale, que les jeunes générations ne connaissent plus vraiment. L'œuvre de Kemal, d'une grande sensibilité, est traduite en diverses langues.

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Il est des auteurs dont la langue et les sujets s'enracinent profondément dans le terreau dont ils sont issus, mais qui arrivent à faire vibrer des lecteurs pourtant étrangers à leur culture et à leur monde. Yaşar Kemal fait certainement partie de cette catégorie d'écrivains.

Né en 1923, année de la proclamation de la jeune république turque, à Hemite (aujourd'hui Gökçedam), petit village de la Cilicie, l'enfant porte les prénoms de Kemal Sadık. La famille, qui adoptera le nom de Gökçeli avec l'introduction des noms de famille en Turquie moderne, est originaire de l'Est de l'Anatolie et a émigré en Cilicie pendant la 1re guerre mondiale. Deux événements importants marquent l'enfance de Kemal Sadık : l'assassinat de son père lorsqu'il a cinq ans et la perte accidentelle d'un œil. Il commence à écrire des poèmes dès l'école primaire. Ce goût précoce pour l'écriture est certainement annonciateur de sa future carrière. Par ailleurs, d'origine modeste et témoin privilégié d'injustices sociales dans son milieu, il épouse très tôt les idées de gauche, ce qui marquera aussi intensément son œuvre.

Après l'abandon de ses études qu'il n'arrive pas à poursuivre au delà du secondaire inférieur, il publie déjà en 1939 ses premiers poèmes, tout en faisant divers métiers pour gagner sa vie à Adana et dans sa région. Il s'intéresse aussi de très près aux contes folkloriques dont il éditera un premier recueil en 1943 et dans lesquels il puisera inspiration et références stylistiques. Son entrée dans le monde des récits date de 1944, année où il écrit sa première nouvelle.

1951 est l'année charnière de son existence. Après un emprisonnement en 1950 pour soupçon de propagande communiste, il s'installe à sa libération en 1951 à Istanbul et arrive à se faire engager par le journal de centre gauche Cumhuriyet. Il commence à publier des reportages sur la situation économique et sociale des populations d'Anatolie qu'il signe du nom de « Yaşar Kemal » ; il obtiendra un prix important pour un de ses reportages.

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Pendant ce temps, sa plume s'active aussi pour écrire un premier roman intitulé Ince Memed (Mémed le mince) qui est d'abord publié en feuilleton dans le journal Cumhuriyet en 1953-1954. La parution de ce premier roman en 1955 marque l'éclosion d'une carrière d'une fécondité surprenante. La maturation stylistique et thématique de sa prime jeunesse trouve son aboutissement déjà dans ce premier roman. Il apparaît sur la scène internationale avec la traduction de ses romans dans diverses langues à partir de 1966. Sa notoriété est telle qu'il est même pressenti pour le prix Nobel de la littérature en 1972.

Les repères biographiques paraissent significatifs pour percevoir l'explication de son succès. Yaşar Kemal est un auteur authentique, sans artifice et avec un enracinement profond dans son époque. Les années 1930 en Turquie marquent d'abord un rajeunissement de la langue turque sous l'impulsion de diverses réformes entreprises dans la jeune république. L'écriture a tendance à se débarrasser des artifices linguistiques de l'arabe et du persan hérité de l'ottoman. La langue populaire gagne du terrain. Yaşar Kemal s'inscrit dans ce courant, avec bien d'autres auteurs. Mais il a en plus l'authenticité de ses origines et la profondeur de ses convictions politiques.

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Il est vrai que pour pouvoir pénétrer de plain pied dans le monde de Yaşar Kemal, le lecteur doit d'abord se familiariser avec certaines coutumes, prénoms, diminutifs et surnoms populaires anatoliens. On peut aussi être dérouté quelque peu par les traductions qui tentent de reproduire les particularités des parlers populaires en Anatolie, et y réussissent généralement assez bien réussies malgré la difficulté de la tâche. Mais quelles que soient les embûches, les personnages mis en scène par l'auteur sont extrêmement attachants par leur chaleur, leur espoir ou désespoir, leur intelligence et leur subtilité, en bref par leur humanité. La force de Yaşar Kemal est aussi de pouvoir faire revivre avec dignité et retenue des scènes et des événements d'une réalité profonde. Par exemple, déjà dans son premier roman Mémed le Mince, la scène d'amour physique entre le jeune héros du roman et la fille enlevée au village qu'il emmène dans la montagne, pourrait être considérée comme un chef-d'œuvre de tendresse, teintée d'un certain érotisme (nous sommes dans les années 1950 !), qui témoigne de la virtuosité de l'écrivain. D'ailleurs, l'œuvre romanesque dans son ensemble témoigne d'une maîtrise de l'écriture qui, en quelques mots, fait envelopper le récit d'ambiances adéquates comme dans le roman à connotation autobiographique construit autour d'un enfant dans la Voix du sang.

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L'autre particularité de l'œuvre est sa cohérence. Le lieu de prédilection est bien entendu sa terre natale, la plaine de Cilicie (Çukurova), mais aussi une grande ville comme Istanbul. Les histoires se succèdent suivant les mutations de la Turquie moderne ; de la lutte contre les propriétaires terriens dans les premiers romans, on en arrive aux bouleversements provoqués par la mécanisation de l'agriculture et l'urbanisation. Dans ce cadre, plusieurs romans s'organisent en cycles à la façon des anciennes épopées.

À côté des romans qui reflètent certaines réalités de l'Anatolie moderne, Yaşar Kemal a aussi produit des œuvres qui s'inspirent des légendes et récits populaires anciens. D'un abord a priori plus ardu à cause des références culturelles qu'ignore même une tranche importante de la jeune génération turque, ces romans constituent néanmoins des documents d'une grande valeur car ils remettent avec habileté au goût du jour des contes que la tradition orale avait conservés jusqu'au début du 20e siècle. En effet, lire un livre comme La légende du mont Ararat (Ağrıdağı efsanesi) demande auparavant une initiation aux mœurs et coutumes des anciens montagnards de l'Anatolie de l'Est. Il en va de même pour d'autres, comme Üç Anadolu Efsanesi (Trois Légendes d'Anatolie), dont la traduction n'est pas actuellement disponible.

Les lecteurs francophones auront largement le choix parmi les œuvres traduites de Yaşar Kemal, toutes publiées chez Gallimard. L'ordre préférentiel de lecture serait celui des dates de parution, à moins que le lecteur averti préfère chiner au hasard ou commencer par les romans les plus récents.

Önhan Tunca
Janvier 2010

 

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Önhan Tunca  enseigne à l'ULg l'Assyriologie et l'archéologie de l'Asie antérieure, mais aussi la langue turque moderne.  Ses principales recherches portent sur les civilisations antiques du Proche-Orient.


 

Œuvres en français

Le Pilier (Au-delà de la montagne, I),  Éd. Gallimard, 1966
Mèmed le mince, Éd. Gallimard, 1975
Mèmed le faucon, Gallimard, 1976
Terre de fer, ciel de cuivre (Au-delà de la montagne, II), Gallimard, 1977 et 1988
L'Herbe qui ne meurt pas (Au-delà de la montagne, III), Gallimard, 1978 et 1984
La Légende des mille taureaux, Gallimard,1979
Meurtre au marché des forgerons (Les seigneurs de l'Aktchasaz, I), Gallimard,1981
Tourterelle ma tourterelle (Les seigneurs de l'Aktchasaz, II), Gallimard, 1982
Tu écraseras le serpent, Gallimard, 1982 / Folio, 1995
Alors les oiseaux sont partis..., Gallimard, 1983
Le Roi des éléphants et Barbe-rouge la fourmi boiteuse,  Gallimard Jeunesse, 1984
Salman le solitaire, Gallimard, 1984
Et la mer se fâcha..., Gallimard, 1985
Le retour de Mèmed le mince, Gallimard, 1986
La légende des mille taureaux, Gallimard, 1987
Le pilier, Gallimard, 1988
Le dernier combat de Mèmed le mince,  Gallimard, 1989
Meurtre au marché des forgerons, Gallimard, 1989
Salih l'émerveillé, Gallimard, 1990
Entretiens avec Alain Bosquet,  Gallimard, 1992
Tourrterelle, ma tourterelle, Gallimard, 1992
Visages pile ou face, Éd. Fata morgana, 1992
La Grotte (Salman le solitaire II),  Gallimard, 1992
La Voix du sang (Salman le solitaire II), Gallimard, 1995
La Légende du mont Ararat, Gallimard, 1998
Regarde donc l'Euphrate charrier le sang (Une histoire d'île I), Gallimard, 2004

 

Site web

Le site personnel de l'auteur : www.yasarkemal.net