La science au service de l’art

photo marc verpoortenIl est l’un des acteurs de l’ombre impliqués dans le nouveau musée de la Boverie : collaborant avec de nombreuses institutions locales, nationales et internationales, le Centre européen d’archéométrie de l’ULg a mis en place un laboratoire mobile unique en son genre qui permet de passer les chefs-d’œuvre au crible de la science et renouvelle notre regard sur la création picturale. À plusieurs siècles de distance parfois, l’archéométrie permet de faire renaître le geste du peintre, sa palette, ses matériaux, ses choix, ses revirements. Aussi active sur de nombreux sites archéologiques, cette équipe interdisciplinaire travaille également dans une optique d’optimisation de la conservation des œuvres à travers le temps.

Le Centre européen d’archéométrie de l’université de Liège (CEA), fondé en 2003, s’est spécialisé dans l’étude du patrimoine culturel mobilier et immobilier. Il est à l’heure actuelle le seul centre de ce type créé à l’initiative d’une université et reposant essentiellement sur le potentiel de celle-ci. En confrontant les données historiques et archéologiques aux résultats d’analyses scientifiques, cette équipe pluridisciplinaire, composée d’une quarantaine de collaborateurs, est aussi la seule à proposer en Belgique un équipement aussi élaboré et aussi mobile. Photographie – en haute résolution, en lumière blanche, en lumière rasante, en UV ou en infra-rouge –, radiographie classique, imagerie hyperspectrale, analyse élémentaire et moléculaire : les techniques sont diverses et souvent issues d’autres secteurs de recherche universitaire, comme le pôle spatial.

 

 
sorcier Hiva Oa
Cartographie (partielle) en éléments chimiques du visage du sorcier d'Hiva Oa de Gauguin réalisée par fluorescence X.

C’est d’ailleurs dans l’austère bâtiment de physique nucléaire que nous rencontrons David Strivay, directeur du CEA, loin des décors feutrés des musées et des salles de vente. « Nous avons essayé d’optimiser des techniques qui existaient déjà auparavant en chimie et physique pour le patrimoine. Aujourd’hui, nous avons un laboratoire que nous pouvons mettre dans des caisses, transporter et qui nous permet de travailler directement sur place, que ce soit sur un site archéologique, dans un musée ou chez un particulier. C’est intéressant parce qu’il y a toujours un danger à transporter une œuvre. Avec ce système, il n’est même pas nécessaire de décrocher le tableau. Or, nous arrivons aujourd’hui à obtenir des informations presque aussi poussées qu’en laboratoire », explique-t-il.

 

Le tableau sous le tableau

Au confluent de l’art et de la science, le CEA mobilise de nombreuses compétences. « Nous travaillons toujours en équipe pluridisciplinaire rassemblant un archéologue ou un historien de l’art, un scientifique (physicien, chimiste, géographe, géologue…), un conservateur-restaurateur et des techniciens. Avec comme but d’enrichir notre connaissance sur les objets mais aussi de la partager avec le grand public », explique David Strivay. Récemment, le Centre européen d’archéométrie a ainsi collaboré au catalogue d’exposition de la Boverie. « Notre but, c’est vraiment de retrouver le geste du peintre, mais aussi de mettre au jour les interactions des matériaux avec l’environnement. Couplée aux documents historiques, aux lettres, aux témoignages, etc., cette approche nous permet de mieux comprendre le travail du peintre. Cela change complètement la donne pour les historiens de l’art, qui n’avaient pas accès à ce type d’information auparavant. Et c’est évidemment assez fascinant », poursuit David Strivay.

 

radiographie Radiographie réalisée par Frédéric Snaps Détail visage de BSoler fig4

Montage des radiographies réalisées par Frédéric Snaps sur La Famille Soler de Picasso - Au centre : détail : visage de B. Soler.
À droite : Détail de la nappe du pique-nique montrant les traits réalisés à sec dessinés à même la préparation
 

Ainsi, à l’occasion de l’exposition « L’Art dégénéré selon Hitler » qui s’est tenue à la Cité Miroir en 2014, le Centre européen d’archéométrie avait déjà permis de reconstituer les étapes qui avaient mené à « La famille Soler » de Picasso. « Dans sa thèse, Catherine Defeyt a apporté un éclairage nouveau sur les nombreux changements de composition réalisés par Picasso et par son ami Vidal. Picasso avait commencé avec un fond assez uni. C’était le début de sa période bleue : il n’en était pas très content et il a demandé en 1904, 1905 à son copain Vidal de faire un fond boisé. Quelques années auparavant, ils étaient allés ensemble à Paris et avaient vu « Le Déjeuner sur l’herbe ». Picasso va donc en faire une réinterprétation à partir du fond boisé de Vidal. Le tableau a fini chez un vendeur à Paris en 1910 avant de revenir aux mains de Picasso. Il a alors essayé de faire un fond cubiste en prenant appui sur le fond de Vidal. Ensuite, il a fini par refaire un fond uni. Avec nos techniques, nous avons pu imager différentes zones et retrouver le geste de Picasso, comment il s’est servi des éléments qui étaient déjà là pour réinterpréter sa peinture, les matériaux qu’il a utilisés, afin d’obtenir des informations inédites sur les versions antérieures de ce tableau », explique David Strivay.Les mêmes méthodes ont ensuite été appliquées aux autres peintures issues de la vente de Lucerne – des Kokoschka, Chagall, Ensor, Gauguin, etc. – qui ont rejoint les collections de la Boverie . « Il s’agit d’un ensemble assez cohérent non pas au niveau esthétique mais au niveau historique, ce qui est très intéressant pour nous qui travaillons essentiellement sur la matérialité », raconte David Strivay.

Famille Soler - Photo Marc Verpoorten

 

Magritte bientôt décrypté

David StrivayÀ la recherche des matériaux anciens, de l’histoire des techniques et des palettes picturales à travers les époques, le Centre européen d’archéométrie a  établi une convention de recherche avec les musées de la Ville de Liège. « Nous répondons aux demandes des restaurateurs et des conservateurs et,  inversement, eux nous rendent l’accès à certaines œuvres plus facile. Aujourd’hui, nous avons même un laboratoire dédié à nos activités au sein du Musée Curtius », explique David Strivay. « Actuellement, nos recherches portent principalement sur l’art moderne des 19e et 20e siècles. Nous essayons de nous spécialiser progressivement dans ce domaine, y compris dans le cadre de notre collaboration avec les Musées Royaux des Beaux-arts de Bruxelles et avec le musée Magritte. Nous avons en effet un nouveau projet de grande envergure pour expliquer les techniques de Magritte sur le plan matériel, ce qui n’avait encore jamais été fait. Deux de ces Magritte appartiennent d’ailleurs à la Boverie », explique David Strivay. Le CEA travaille aussi en étroite collaboration avec les États-Unis, et notamment le Musée J. Paul Getty de Los Angeles, qui a intégré l’archéométrie dans son parcours de présentation des œuvres, à travers un dispositif d’écrans tactiles. « Globalement, les États-Unis sont beaucoup plus intéressés par l’aspect conservation de l’archéométrie. Nos techniques permettent en effet de rechercher l’origine de certaines altérations pour mieux y faire face », poursuit David Strivay.

grotteCette attention particulière à l’art moderne n’empêche cependant pas le centre de couvrir des périodes bien plus anciennes, notamment en archéologie. « Comme nous travaillons sur site, nous ne devons pas faire de prélèvement. Pour étudier les œuvres pariétales de la grotte de Font-de-Gaume (14 000 av. JC.), nous sommes par exemple restés une semaine dans la grotte avec nos instruments. Idem quand nous allons en Égypte et en Grèce. Cela permet d’être dans un travail très conservateur mais aussi plus représentatif. Car les micro-prélèvements sur les oeuvres sont opérés généralement sur les bords, ce qui ne donne pas une idée représentative de la composition. Prochainement, en collaboration avec le Pr Thomas Morard, nous allons participer à une fouille à Ostie, près de Rome, pour analyser des peintures murales qui datent de l’époque républicaine antique », se réjouit le chercheur.

 Enfin, l’équipe est aujourd’hui en train de développer une spin-off, société d’expertise qui proposera un service modulaire, allant du constat d’état sur une œuvre – rechercher des informations sur la conservation, le caractère vrai ou faux de l’œuvre, etc. – jusqu’à la restauration complète, en passant par la commercialisation de certains outils techniques développés par le CEA, comme le scanner automatique. Nourrissant son travail de recherche fondamentale par la recherche appliquée et inversement,  le CEA se positionne ainsi plus que jamais comme un acteur central d’une approche scientifique des œuvres – ce qui, contrairement à une crainte autrefois répandue, ne semble pas en épuiser le mystère. Rayons X ou pas, la création dérobe toujours quelques-unes de ses raisons.

 

Julie Luong
Octobre 2016

 

crayongris2Julie Luong est journaliste indépendante

 

Sans titre-1

 


 

 

> Centre européen d'Archéométrie de l'ULg (CEA). Contacts : David Strivay (dir) ou Patrick Hoffsummer (prés.)

> Expo : 21 rue de la Boetie : Picasso, Matisse, Braque, Léger...