Quand la force enfonce des portes ouvertes

On a rarement aperçu des phénomènes cinématographiques de l’ampleur de Star Wars. La plupart des séances étaient déjà complètes plusieurs semaines avant la sortie du dernier épisode. Les spectateurs sont tous conquis en amont par ce messie monolithique.Quand il s'agit d'aborder un film-événement comme Star Wars, la critique de cinéma se cherche. Les timides tentatives de la rigide presse professionnelle qui hésite toujours à critiquer les productions hollywoodiennes font face à des vidéos de youtubeurs décomplexés.

Lorsqu’on attend une œuvre depuis des décennies, on se moque éperduement de recueillir des avis à son sujet. Pour ce Star Wars, l’impatience est telle qu’elle rend d’emblée délicat tout discours. Personne n’attendra le jugement d’un critique pour se ruer en salle, et les indifférents n’ont pas davantage besoin d’une appréciation. Ceci posé, le phénomène d’Agenda setting au sein des médias, développé par Max McCombs et Donald Shaw, rend impensable l’option de taire le sujet. L’emballement semble tel que le sujet paraît incontournable. Et quand l’un s’y met, les autres se doivent de suivre, sous peine d'être hors du coup. Cette queue-leu-leu informationnelle livre régulièrement son lot d’avatar de l’hégémonie médiatique, par exemple lors de la publication généralisée de la photo du petit Aylan en septembre dernier.

Le rapprochement avec la critique cinéma constitue une évidence. Depuis une bonne cinquantaine d’années, la presse « classique » conserve le même modèle : traiter l’intégralité des sorties de chaque mercredi, sans exception, même lorsque la rédaction n’a rien de particulier à arguer. L’avis s’accompagne sempiternellement d’un synopsis et d’une cotation en étoiles. Lorsque son objet crée autant le consensus que Le réveil de la force, qui va prêter attention à cette note, hormis ceux qui s’insurgeront à son encontre ? Et que faire des nombreux NDA (non-disclosure agreement, les engagements à la non-divulgation de l’intrigue que prend le critique) imposés par Disney ?

LeMonde350Certains titres, comme Le Monde, refusent de se plier au jeu de la firme et crient au scandale. Dans un pamphlet intitulé « “Star Wars 7“ : pourquoi vous ne lirez la critique que mercredi sur LeMonde.fr », le journal promet que « de mémoire journalistique, aucune société de production n’avait ainsi prétendu se mêler du contenu des articles de presse ».

La rédaction en profite pour révéler les conditions « inacceptables » de l’avant-première : « formulaire contraignant, lieu et horaire tenus secrets », tout comme doivent le rester « les liens unissant les personnages ». Rappelons que, dans le milieu de la presse jeu vidéo, ce genre d’embargos sur certains éléments de l’œuvre jugés clés par l’éditeur est courant. Dans une moindre mesure, les critiques cinéma innondés de seyants dossiers de presse et autres goodies collector sont amadoués depuis des années par les distributeurs.  La menace du black-listing par les fournisseurs d’accréditation presse en cas de critique assassine constitue une menace qui reste à l’esprit des journalistes. Faut-il rappeler que le groupe Le Monde est détenu majoritairement par un trio incluant Mathieu Pigasse, lui-même ami de Louis Dreyfus, qui siège au Conseil d’Administration, ce qui y rendrait délicat la publication d’une enquête à charge du leader de la téléphonie Free ?

 

Voix lactées

Isabelle Regnier (Le Monde)Avec ce court article, Le Monde fait mine de résister vent debout aux pressions, de débusquer des stratégies marketing là où le public serait dupe. « Il s’agit de justifier aux yeux des actionnaires de Disney l’investissement colossal, 4,4 milliards de dollars, qu’a représenté l’achat de Lucasfilm », dénonce le quotidien. « Chaque décision, y compris la mise au pas de la critique, procède de cet impératif, plutôt que de l’envie de créer ou de distraire ». « C’est un délire paranoïaque de Disney, à la limite de la psychose », ajoute Isabelle Regnier dans une vidéo de la rédaction.

L’on remarquera avec intérêt que, en face, la critique cinéma amatrice, diffusée sur Youtube, n’affiche pas du tout la même rancœur. Si l’interdiction des spoilers, ces révélations du scénario, fait grimper au rideau les détenteurs d’une carte de presse, les vidéastes la valident sans problème et l’érigent en argument de visionnage. Les vidéos indiquent « no spoil » ou « sans spoilers » et ne mentionnent pas les pratiques de verrouillage de la multinationale dans leur discours, bien qu’elles n’aient échappé à personne. Si tous ne les ont peut-être pas vécus cette fois-ci, il serait naïf de croire que ces Youtubeurs sont vierges de tout lien avec les instances de promotion. Sans atteindre le rayonnement d’un Norman ou d’un Cyprien, dont le moindre tweet est géré par la régie Mixicom, récemment rachetée par le groupe Webedia, les critiques amateurs de la plate-forme sont régulièrement invités à des salons, des avant-premières, produisent des contenus sur commande (Canal + avec Culte à Cannes), ou sont parfois repris par l’éditeur d’un DVD pour l’intégrer aux bonus (l’après-séance d’Enemy du Fossoyeur de Films).

Libération Star WarsL’on explique ces différences de posture des prescripteurs de jugement à l’aune de leurs contrats de lecture respectifs. Cette notion théorique, développée par Eliseo Véròn pour parler du lectorat imaginaire qu’envisagent les créateurs lorsqu’ils élaborent leur contenu, aide à comprendre comment les propos concernant un phénomène comme Star Wars se polarisent. Qu’ils écrivent un article ou une vidéo, en tant que professionnels ou en tant qu’amateurs, ces critiques ont à l’esprit un certain public destinataire et façonnent leur message en fonction. À une époque où un discours mal reçu déclenche une foule grondante de désapprobation, rien n’est laissé au hasard. D’autant que les détracteurs ont la dent dure. Dans la minute suivant la publication de sa critique de Star Wars 7, Libération essuie plusieurs commentaires négatifs sur les réseaux sociaux. « Quand il ne s’agit pas d’un drame social, Libé n’aime pas », claironnent-ils en substance… Alors que l’avis contient énormément de louanges sur le dernier épisode. La fracture vient de la tradition analytique des jugements du titre. Didier Péron, Clément Ghys et Clémentine Gallot, auteurs de l’article, parlent du « territoire oedipien » de la franchise, de madeleine de Proust « trempée dans une tasse de Coca-Cola (light) ». À en juger les retours en ligne et le canevas des critiques plus modernes, les lecteurs friands d’une telle profondeur ont disparu depuis longtemps.

 

Sans déçu dessous

Face à cet archaïsme des critiques de la presse classique, les Youtubeurs ont plusieurs atouts. Leurs vidéos les illustrent en tant qu’énonciateurs, ce qui favorise son attachement, créant petit à petit une communauté fidèle de récepteurs. Contrairement à celui à un journal papier, l’abonnement à une chaîne Youtube se fait sans démarche et gratuitement. Avec un lien aussi ténu avec leur public, les vidéastes peuvent facilement anticiper son enthousiasme et inclure le leur au contrat de lecture de leurs critiques.

DurendalL’aspect vidéo permet d’entrecouper le propos avec des fragments de la bande-annonce, de le rendre plus ludique. Avec une connaissance aussi solide de leur base spectatorielle, les créateurs peuvent exploser leur format habituel sans risquer de rebuter les internautes. Le Fossoyeur de Films invite son ami chroniqueur Axolotl et livre une vidéo de 35 minutes qui dépasse les 300.000 vues en une semaine. Durendal s’étend sur le sujet pendant 20 minutes sans dévoiler le moindre pan de l’intrigue. Inthepanda, au public davantage adolescent, double le temps de parole habituel de ses avis-vidéo pour encenser ce Star Wars. Impossible, pour la presse, d’imaginer un tel étalement : toutes les critiques du film s'étendent sur leur longueur habituelle (1.500 signes pour Le Soir, 4.000 chez La Libre).

Les différences d’aisance les plus notoires affleurent du côté des arguments quant à la qualité cet opus. Les quotidiens trahissent leur cohérence : leur jugement en demi-teinte respecte la réticence habituelle de la critique face aux divertissements hollywoodiens (« quasi-remake qui reproduit trop mécaniquement la structure des anciens », écrit La Libre, tandis que Le Soir tourne ces auto-citations en dérision)… Mais côtoie de nombreux articles, rédigés d’après dépêches, autour de la sortie tonitruante du blockbuster (impression des fans, photos de l’avant-première…).  Le diktat de l’actualité se mélange à la position de juge, et il devient délicat de dissocier l’un de l’autre. Cet irrespect du contrat de lecture fait « friser l’indigestion » aux lecteurs, las de découvrir que leur journal consacre tant d’intérêt à une œuvre jugée moyenne. La désapprobation s’illustre particulièrement sur le site de La Libre (« On se croirait dans Moustique ou la DH ! On ne parle pas autant des films remarquables… »), qui met habituellement en lumière les films d’art-et-essai.

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Les Youtubeurs, eux, peuvent se contenter de traiter ce monolithe avec leur canevas habituel pour récolter la satisfaction de leur public. Durendal décortique la mise en scène du réalisateur J.J Abrams  et lui donne quelques leçons au passage (« Le film a beaucoup de défauts de point, amplifié par les lentilles anamorphiques employées au tournage »). Les fans auraient envoyé le jeune critique au bûcher dans un autre contexte, mais elle ne choque aucun récepteur car elle s’inscrit dans son contrat de lecture. Le vidéaste a habitué ses spectateurs à une analyse poussée de la réalisation et à son impertinence (il anime une chronique intitulée « Pourquoi j’ai raison et vous avez tort »). Le dispositif de Youtube lui permet de se créer une identité et de s’y tenir. Les journalistes professionnels, eux, ont perdu cette forme de personnification depuis que le grand public s’est désolidarisé d’eux, autour des années 80. Aujourd’hui, rares sont les quidam à pouvoir en citer un, hormis peut-être Hugues Dayez. 

 

Sabrer le champagne

Les Youtubeurs septième art deviennent de plus en plus célèbres et leur avis compte. Inthepanda, rarement nuancé dans ses évaluations, a créé un véritable buzz en lançant une cabale contre le film Les nouvelles aventures d’Aladin lors de sa sortie pour « le mal qu’il fait au cinéma français ». Quand il s’agit de donner son avis sur Star Wars, il ne s’encombre pas de fioriture (« J’ai beaucoup beaucoup beaucoup aimé, vraiment énormément ») et combat les reproches dominants sur Internet (« Les gens pensaient que le rachat de Disney allait changer l’univers mais cet épisode VII est plus fidèle que les I, II et III »). Cet air à la fois décontracté (il s’allume souvent une cigarette en pleine vidéo) et entier est apparu à mesure que sa communauté s’est façonnée. Devenu davantage leader d’opinion que les journalistes spécialisés, il peut livrer un avis grandiloquent, sans filtre (« L’âme de Star Wars n’est pas morte ! »). Et les commentaires acquiescent.

In the Panda Fossoyeur de films

 

BourdonMême constat pour Le Fossoyeur de Films, qui a accoutumé son public à une vision transversale du cinéma, agrémentée de sociologie. Il sonde J.J Abrams (« il se permet des fantaisies d’habitude, ici la chape de la mythologie Star Wars est trop forte ») et regrette les similitudes entre cet opus et le IV. « La réalisation planplan de Georges Lucas me manque. Les créatures numériques sont hors-sujet de l’esthétique de ce dernier film », argue-t-il. Dans la bouche d'un journaliste de presse, ces réserves feraient bondir les lecteurs. Déjà en 2003, Bruno Bayon de Libération faisait les frais d’une distanciation par rapport aux dithyrambes sur Le Seigneur des anneaux : le retour du roi. Mais ici, le Youtubeur propose un dialogue autour du film, loin des notes solennelles des quotidiens. En évitant de revendiquer le sceau critique, Le Fossoyeur esquive l’ethos arrogant reproché à des nombreux journalistes spécialisés. Le contenu des impressions est le même (un lien de parenté trop prononcé entre le nouvel épisode et le premier paru), mais le contrat de lecture, la posture adoptée pour s’adresser aux récepteurs, varie radicalement.

Un petit coup d’œil sur le seul article à tirer son épingle du jeu dangereux des réseaux sociaux achèvera de prouver le désaveu critique de la presse. Sur son site internet, la RTBF publie une chronique de Christophe Bourdon emblématique : une pleine-page remplie de « Star Wars » copiés-collés, sans aucun autre mot. « Il me l’a présentée, pour rigoler, comme la meilleure critique jamais écrite sur la saga », raconte Françoise Bruman, responsable du service web. « Mais c’est aussi une façon d’exprimer notre ras-le-bol : tout le monde bassine les gens avec ça, et en même temps la communication à son sujet est totalement cadenassée ». La force du gag réside dans son absence de discours, rendant son interprétation universelle. Buzzfeed, Europe 1 ou encore l’Obs ont salué l’article et relevé son triomphe sur Twitter. Ce succès révèle assurément l’une des clés du consensus sur Internet : pour traiter un sujet sans en pâtir, mieux vaut en parler sans rien n’en dire. 

 

 

Boris Krywicki
janvier 2016

 

crayongris2Boris Krywicki est chercheur au Laboratoire d’Étude sur les Médias et la Médiation  de l’ULg (LEMME). Ses recherches doctorales portent sur la critique dans la presse vidéoludique.  Il est par ailleurs journaliste indépendant en reportage de terrain et en critique culturelle pour différents médias.